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encore le lien monarchique comme une nécessité et une garantie de l’unité politique. C’est là du moins le point où en était la Péninsule de 1835. Celle de 1836 n’est guère, que je sache, plus avancée. Comme je m’adressais ces questions diverses, un mot de l’orateur de la rue de Saragosse me revint en mémoire : — Si l’on m’en croyait !… — avait-il dit en parlant des carlistes enfermés dans les prisons ; et l’idée d’un 2 septembre me traversa l’esprit comme une flèche ardente. J’avais deviné juste : on marcha sur les prisons.

Un certain ordre régnait dans cette marche nocturne, et je remarquai là moins d’exaspération qu’au café du Soleil ; mais ce calme était effrayant : il annonçait un parti pris, et faisait présager l’effroyable spectacle d’un carnage à froid. C’était déjà quelque chose de lugubre que ces flots d’hommes inondant, à la clarté des torches, les mille sinuosités, les mille dédales des rues sombres et silencieuses, véritables rues du moyen-âge. Fort peu de curieux paraissaient aux balcons ; les lampes des madones projetaient sur les murailles des ombres sépulcrales, et les lames nues de sinistres reflets.

La première prison assiégée fut la Tour du Quarte. On somma le gouverneur d’ouvrir les portes ; elles le furent, et le registre des écrous fut remis aux assiégeans. L’appel nominal commença. Je ne respirais plus ; mon sang était glacé ; l’heure du massacre approchait. Le prisonnier qu’on amena le premier était un vieillard à cheveux blancs, que la terreur avait jeté presque en démence ; il vint l’œil hagard et fixe, la bouche entr’ouverte, les bras raides : tout son corps semblait paralysé. Pendant ce temps, le nom des autres retentissait dans les longs corridors, et roulait d’échos en échos comme une voix du jugement dernier. Vingt-cinq à trente prisonniers furent amenés ainsi l’un après l’autre au pied du terrible aréopage. Ma poitrine se dilata, lorsqu’au lieu de les voir égorger sur place, je les vis pacifiquement conduire au quartier-général de la milice urbaine. Les captifs, et non-seulement ceux-là, mais tous ceux qu’on avait enlevés successivement de la citadelle, de la tour des Serranos et des autres prisons de la ville, furent enfermés dans une chambre commune, sous la garde des urbains. C’est ainsi que se passa la nuit du 5, et ce fut pour moi une heureuse surprise que tant de modération où tant de rigueur était si facile. Il n’y eut