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L’ESPAGNE EN 1835.

sans doute pour quelque messager de paix et de pardon ; car j’étais inconnu, et, au milieu de cette foule en uniforme et en armes, je portais seul l’habit civil, et seul j’étais désarmé. Je vis bien des regards d’espérance se tourner vers moi ; je ne pouvais répondre à ces espoirs muets que par de banales consolations.

Un des prisonniers me prit à part ; il était séparé des autres, et occupait un petit cabinet à côté de la salle commune. C’était un nommé Grao, un homme considérable de la ville : il avait été premier régidor de l’ayuntamiento, et, arrêté comme carliste, il attendait son sort en tremblant. Il me dit, avec une hypocrisie mal jouée par la peur, que personne plus que lui n’était dévoué à la cause de la liberté, et il me supplia de le recommander à la clémence du capitaine-général. « Ce n’est pas de lui que dépend votre arrêt, lui répondis-je ; car il n’est pas lui-même beaucoup plus en sûreté que vous. Vos juges, les voilà ! » Et je lui montrai du doigt la foule armée qui couvrait la place. Il tressaillit ; son visage devint cadavéreux. Toutefois, je pus le calmer, et je l’assurai qu’il n’avait pas à craindre pour sa vie. En effet, je n’avais point entendu son nom parmi ceux que la colère publique dévouait à la mort.

Mais celui de tous les détenus dont la vue m’inspira le plus de compassion, c’était un jeune homme de dix-huit ans tout au plus, qu’une passion d’amour avait jeté étourdiment dans le carlisme. Il appartenait à une famille noble, et me parut remarquablement beau, malgré le désordre de ses traits ; sa longue barbe et ses cheveux touffus encadraient d’une sombre auréole sa physionomie renversée, et en faisaient ressortir la pâleur ; ses grands yeux étaient empreints d’une mélancolie résignée. Il était vêtu de noir de la tête aux pieds : c’était porter bien tôt le deuil de ses beaux jours. Ce douloureux jeune homme me rappela un de nos amis de Paris, une ame tendre et noble que nous aimons tous ; il lui ressemblait de visage, et ce souvenir affectueux me rendit plus intéressante encore l’infortune du prisonnier adolescent. Je ne craignais pas que son nom sortît de l’urne fatale, il n’était pas assez compromis ; mais je craignais toujours un massacre, et c’était bien là aussi la pensée qui dominait l’assemblée.

Il se fit tout à coup sur la place un grand bruit. Je crus que c’était fini, que les négociations étaient rompues, et que le carnage com-