Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 5.djvu/86

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
82
REVUE DES DEUX MONDES.

man, tel qu’on le conçoit en France et en Angleterre, le roman, peinture animée et saisissante de la société, ce drame qui applique à la vie réelle les moyens les plus puissans de la poésie, manque tout-à-fait à l’Allemagne. La faute n’en est point aux hommes, mais à l’état social. Que cet état soit bon ou mauvais, peu importe. Le fait à constater, c’est que la société est constituée en Allemagne sur des bases fixes, solides, immuables, qu’elle est traversée de haut en bas par un ordre hiérarchique, dont l’action forte s’étend jusqu’au cœur de la famille, ordre auquel tout le monde se soumet, et que les déviations y sont presque impossibles. Or, dans une telle société, le roman ne peut trouver son élément principal ; cet élément est, qu’on me passe le mot, l’esprit de révolte, la lutte contre la loi sociale. Hors de là, vous n’avez que l’idylle bientôt épuisée, ou le conte fantastique dont on doit se lasser promptement. En France, il faut bien le dire, en France où le roman, le seul véritable pour nous, date de la société de Louis xiv, personne, de quelque condition qu’il fût, personne n’a jamais eu respect complet pour la loi. Avec son esprit impatient et son sens pratique, le Français a toujours fait un rapide compromis entre le précepte et l’action. Je sais des gens qui diraient qu’il corrige par des biais et des fictions l’insuffisance et la gauche inflexibilité inhérente aux lois. Une pareille disposition engendre inévitablement des embarras, des péripéties et des expédiens, dont les combinaisons infinies, imprévues, inépuisables, sont le fonds commun des romanciers. En Angleterre, la loi est plus respectée officiellement, mais l’hypocrisie, le cant, vient au secours des malaises individuels qui ne sont pas assez faibles pour s’en laisser écraser. Pour être sourde, la lutte n’en est pas moins réelle. D’un autre côté, ce pays a toujours produit bon nombre de natures excentriques dont les souffrances et les mouvemens convulsifs fournissent au peintre de mœurs des sujets d’étude magnifiques et variés. La physionomie extérieure du roman en Angleterre n’est pas tout-à-fait la même qu’en France, mais on y retrouve sans peine le même principe vaste et profond.

Les gens amis de la règle et de l’ordre demanderont s’il est dès-lors bien nécessaire d’avoir des romans. Sans doute on peut dire : Heureuse la nation qui n’a pas de roman, car les élémens les plus intéressans en sont aussi tristes que ceux de l’histoire. Mais un état social étant donné, il faut en tirer tout le parti possible, sans oublier le roman bien fait, dont les fictions, même affligeantes, font diversion à de niaises réalités.

Pour quiconque connaît l’Allemagne, si bien disciplinée partout, excepté dans ses universités, il est évident que le roman de mœurs doit, pour être varié, s’y faire bientôt objet de convention. La tolérance n’y couvre pas ces désordres qui, dans des pays plus civilisés ou plus cor-