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LES NUITS FLORENTINES.

râclant leurs doigts croisés. Des vibrations d’angoisses sortaient alors du violon, avec des soupirs déchirans et des sanglots comme on n’en a jamais entendu sur la terre, et comme on n’en entendra peut-être jamais de pareils, si ce n’est dans la vallée de Josaphat, quand sonneront les gigantesques trombones du grand jugement, que les cadavres sortiront de leurs tombes et attendront leur sort… Mais le violoniste poussa soudain un grand coup d’archet, un coup de délire et de désespoir tel, que ses chaînes se brisèrent avec fracas, et que son infernal auxiliaire disparut, ainsi que les railleuses sorcières.

En ce moment, mon voisin, le courtier fourreur, s’écria : « Quel dommage ! sa chanterelle vient de casser. Cela vient de son continuel pizzicato ! »

Une corde s’était-elle réellement cassée à son violon ? Je ne sais. J’étais tout entier à la transformation des sons, et Paganini m’apparut de nouveau changé complètement ainsi que son entourage. Je pus à peine le reconnaître sous un sombre froc de moine qui le revêtait moins qu’il ne le cachait. La tête à moitié perdue dans le capuchon, les reins ceints d’une corde, les pieds nus, cette figure solitaire et orgueilleuse se tenait sur un promontoire de roches, au bord de la mer, et jouait du violon. C’était, à ce qu’il me semblait, au moment du crépuscule. Les lueurs pourprées du soir s’épandaient sur les flots lointains de la mer, qui se coloraient d’une teinte toujours plus rouge, et roulaient avec un murmure plus solennel, et ce murmure s’accordait avec les sons du violon. Mais plus la mer rougissait, plus le ciel devenait blafard, et quand enfin les flots agités furent arrivés à la couleur du sang le plus vermeil, le ciel avait pris une pâleur cadavéreuse, une blancheur de spectre, et les étoiles y perçaient avec un développement menaçant… et ces étoiles étaient noires, d’un noir étincelant comme le charbon de terre. Cependant les sons du violon devenaient toujours plus hardis et plus impétueux ; dans les yeux du violoniste brillait une railleuse soif de destruction, et ses lèvres minces se remuaient avec une si horrible vivacité, qu’il avait l’air de murmurer ces anciennes formules magiques qui servaient jadis à évoquer la tempête et à déchaîner les mauvais esprits et les démons captifs au fond de la mer. Quand parfois, sortant son bras nu, son long bras desséché, de l’ample manche du froc, il fouettait l’air avec son archet, il devenait un véritable magicien qui commande aux élémens avec