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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

Ô race infortunée, de plus en plus clairsemée sur la face du monde ! vestige de la primitive humanité, que n’as-tu pas à souffrir de la part de la grande race active, puissante, habile et cruelle, qui a remplacé ici-bas la créature de Dieu ? Le règne des enfans de Japet est passé ; les hommes d’à-présent sont littéralement les enfans des hommes. Quand ils retrouvent, sur le front d’un de ceux qui naissent de leur sein, quelque signe de la céleste origine, ils le haïssent et le maltraitent, ou tout au moins ils s’en amusent comme d’un phénomène, et n’en tirent aucun profit, aucun enseignement ; c’est tout au plus s’ils lui permettent de chanter les merveilles de la création visible. Cherche-t-il à ressaisir dans les ténèbres du monde intellectuel quelque fil du labyrinthe ; essaie-t-il de secouer la cendre des siècles d’abus et de préjugés, pour fouiller sous cette croûte épaisse de l’habitude, pour tirer quelque étincelle du volcan éteint, quelque pâle lueur de la vérité divine, dès-lors il devient dangereux, on s’en méfie, on l’entrave, on le décourage, on insulte à sa conscience, on empoisonne ses voies, on l’appelle corrupteur et sacrilége, on flétrit sa vie, on éteint le flambeau dans ses mains tremblantes ; heureux si on ne le charge pas de fers comme aliéné.
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.......Oui, le poète est malheureux, profondément malheureux dans la vie sociale. Ce n’est pas qu’il veuille qu’elle se reconstruise exprès pour lui et selon ses goûts, comme la raillerie le prétend ; c’est qu’il voudrait qu’elle se réformât pour elle-même et selon les desseins de Dieu. Le poète aime le bien, il a un sens particulier, c’est le sens du beau ; quand ce développement de la faculté de voir, de comprendre et d’admirer, ne s’applique qu’aux objets extérieurs, on n’est qu’artiste ; quand l’intelligence va au-delà du sens pittoresque, quand l’ame a des yeux comme le corps, quand elle sonde les profondeurs du monde idéal, la réunion de ces deux facultés fait le poète ; pour être vraiment poète, il faut donc être à la fois artiste et philosophe.

C’est là une magnifique combinaison organique pour atteindre à un bonheur contemplatif et solitaire ; c’est une condition certaine et inévitable d’un malheur sans fin dans la société.

La société est composée, comme l’homme, de deux élémens : l’élément divin et l’élément terrestre ; l’élément divin plus ou moins