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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

silencieux et indomptable, une haine profonde pour l’injustice, un dévouement invincible pour les opprimés. J’étais un oiseau des champs et je me suis laissé mettre en cage ; une liane voyageuse des grandes mers, et on m’a mise sous une cloche de jardin. Mes sens ne me provoquaient pas à l’amour, mon cœur ne savait ce que c’était. Mon esprit n’avait besoin que de contemplation, d’air natal, de lectures et de mélodies. Pourquoi des chaînes indissolubles à moi ?… Ô mon Dieu ! qu’elles eussent été douces si un cœur semblable au mien les eût acceptées ! Oh non ! je n’étais pas faite pour être poète ; j’étais faite pour aimer ! C’est le malheur de ma destinée, c’est la haine d’autrui qui m’ont fait voyageur et artiste. Moi, je voulais vivre de la vie humaine, j’avais un cœur, on me l’a arraché violemment de la poitrine, on ne m’a laissé qu’une tête, une tête pleine de bruit et de douleur, d’affreux souvenirs, d’images de deuil, de scènes d’outrages… Et parce qu’en écrivant des contes pour gagner le pain qu’on me refusait, je me suis souvenue d’avoir été malheureuse, parce que j’ai osé dire qu’il y avait des êtres misérables dans le mariage, à cause de la faiblesse qu’on ordonne à la femme, à cause de la brutalité qu’on permet au mari, à cause des turpitudes que la société couvre d’un voile et protége du manteau de l’abus, on m’a déclarée immorale, on m’a traitée comme si j’étais l’ennemie du genre humain !

… Peut-être est-ce folie et témérité de demander justice en cette vie. Les hommes peuvent-ils réparer le mal que les hommes ont fait ? Non ! toi seul, ô Dieu ! peux laver ces taches sanglantes que l’oppression brutale fait chaque jour à la robe expiatoire de ton fils et de ceux qui souffrent en invoquant son nom !… Du moins toi, tu le peux et tu le veux ; car tu permets que je sois heureuse, malgré tout, à cette heure, sans autre richesse que mon encrier, sans autre abri que le ciel, sans autre désir que celui de rendre un jour le bien pour le mal, sans autre plaisir terrestre que celui de sécher mes pieds sur cette pierre chauffée du soleil. Ô mes ennemis ! vous ne connaissez pas Dieu ; vous ne savez pas qu’il n’exauce point les vœux de la haine ! Vous aurez beau faire, vous ne m’ôterez pas cette matinée de printemps.

Le soleil est en plein sur ma tête, je me suis oubliée au bord de la rivière sur l’arbre renversé qui sert de pont. L’eau courait si limpide sur son lit de cailloux bleus changeans ; il y avait autour