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des rochers de la rive tant et de si brillantes petites nageoires de poissons espiègles ; les demoiselles s’envolaient par myriades si transparentes et si diaprées, que j’ai laissé mon esprit avec les insectes, avec l’onde et ses habitans. — Que cette petite gorge est jolie avec sa bordure étroite d’herbe et de buissons, son torrent rapide et joyeux, avec sa profondeur mystérieuse et son horizon borné par les lignes douces des guérets aplanis ! comme la traîne est coquette et sinueuse ! comme le merle propre et lustré y court silencieusement devant moi à mesure que j’avance ! Je fais ma dernière station à la Roche Éverard. Nous avons baptisé ainsi ce roc noir dans l’angle aigu duquel les pastours allument leur feu d’ajoncs en hiver. C’est là qu’il s’est assis l’autre jour, en disant qu’il ne demandait pas autre chose à Dieu, pour sa vieillesse, que cette roche et la liberté. « Le beau est petit, disait-il ; ce paysage resserré et ce chétif abri sont encore trop vastes pour la vie physique d’un homme, le ciel est au-dessus, et la contemplation des mondes infinis qui l’habitent suffit bien, j’espère, à la vie intellectuelle. »

Ainsi parlait le vieux Éverard en arrachant des touffes de genêts fleuris aux flancs bruns du rocher. Ainsi tu parlais, il y a cinq ans, lorsqu’à deux pas de cette roche tu plantas ton ajoupa et tes peupliers. — D’où vient que tu es en Afrique ? — Rien ne suffit à l’homme en cette vie, c’est là sa grandeur et sa misère. ......


Dans ma chambre.

Je suis entrée dans ton jardin ; tes peupliers se portent bien, ta rivière est très haute. Mais cette maison déserte, ces contrevens fermés, ces allées dépeuplées d’enfans, cette brouette qui t’a sauvé de tant d’accès de spleen et qui est brisée dans un coin, tout cela est bien triste. J’ai été voir la chèvre ; elle n’a jamais voulu manger aucune des herbes que je lui offrais ; elle bêlait tristement ; j’ai pensé un instant qu’elle me demandait ce qu’était devenu son maître.

En remontant la rochaille, j’ai pris par habitude le chemin de Nohant. Un instant j’ai oublié où j’allais, je voyais devant moi cette route qui monte en terrasse, et au sommet les tourelles blanches et la garenne de notre chevaleresque voisin, de notre loyal ami le châtelain d’Ars. Derrière cette colline, je ne voyais pas, mais je pressentais mon toit, les murs amis de mon enfance, les noyers de