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BREST À DEUX ÉPOQUES

devant eux, dont le courage et le talent avaient grandi au bruit des risées, et qui étaient entrés dans le corps aristocratique comme sur le gaillard d’un vaisseau anglais, le pistolet au poing et la hache à la main. Du reste, la hauteur injurieuse que les privilégiés affectaient à leur égard avait une autre source que la cause avouée. L’orgueil couvrait de son pavillon les sentimens de haine et de jalousie que l’on n’aurait osé étaler au grand jour. Les nobles sentaient que la seule présence de ces hommes dans leurs rangs était une violation de leurs droits héréditaires. C’était une protestation vivante du talent contre la naissance, un cri sourd d’égalité, jeté par la nature au milieu des inégalités consacrées. Puis, les officiers bleus avaient l’impardonnable tort d’être habiles. On pouvait les humilier, mais non s’en passer. Il fallait donc leur faire payer le plus chèrement possible leurs indispensables services. Aussi rien n’était-il épargné à cet égard. L’insolence envers un intrus était non-seulement permise, c’était un devoir sacré qu’on ne pouvait oublier sans s’exposer soi-même au mépris de ses camarades. Lorsque je visitai Brest, on me montra un vieux capitaine qui, dans sa vie, avait fait amener pavillon à soixante navires anglais de toute force, qui comptait trente-deux blessures reçues dans quarante combats ; ses deux fils, sortis depuis peu des gardes de marine, avaient tout à coup cessé de le voir : surpris et affligé de cet abandon, le vieillard leur en avait fait un tendre reproche ; les jeunes gens avaient baissé les yeux avec embarras ; enfin, pressés par les questions du vieux marin : — Que voulez-vous, mon père, avait répondu l’un d’eux, on nous a fait sentir que nous ne pouvions plus vous voir !… vous êtes un officier bleu !

Et ne croyez pas que la haine des officiers du grand corps contre les intrus s’arrêtât à ces cruelles insultes ; parfois elle descendait jusqu’aux plus lâches guet-à-pens. Le capitaine Charles Cornic en fournit un exemple.

Ce nom est peu connu, et, puisqu’il est tombé sous notre plume, nous dirons quelque chose de celui qui le portait. Ce sera pour nous le moyen le plus infaillible de faire connaître ce qu’était la marine d’alors, et en même temps l’occasion de ramasser à terre une de ces gloires ignorées, pièces d’or perdues dans la poussière, et sur lesquelles un siècle marche sans les voir.