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regarde dans le passé, dans le présent même, comme dans une vie dont la pierre du sépulcre me sépare déjà.

Il y a un endroit que j’aime particulièrement, sous ces belles arcades bysantines du cloître : c’est à la lisière du préau, là où le pavé sépulcral se perd sous l’herbe aromatique des allées, où la rose toujours pâle des prisons se penche sur le crâne desséché dont l’effigie est gravée à chaque angle de la pierre. Un des grands lauriers-roses du parterre a envahi l’arc léger de la dernière porte. Il arrondit ses branches en touffe splendide, sous la voûte de la galerie. Les dalles sont semées de ces belles fleurs, qui, au moindre souffle du vent, se détachent de leur étroit calice et jonchent le lit mortuaire de Francesca.

Francesca était abbesse avant l’abbesse qui m’a précédée. Elle est morte centenaire, avec toute la puissance de sa vertu et de son génie. C’était, dit-on, une sainte et une savante. Elle apparut à Maria del Fiore, quelques jours après sa mort, au moment où cette novice craintive venait prier sur sa tombe. L’enfant en eut une telle frayeur, qu’elle mourut huit jours après, moitié souriante, moitié consternée, disant que l’abbesse l’avait appelée et lui avait ordonné de se préparer à mourir. On l’enterra aux pieds de Francesca, sous les lauriers-roses.

C’est là que je veux être enterrée aussi. Il y a là une dalle sans inscription et sans cercueil, qui sera levée pour moi et scellée sur moi entre la femme religieuse et forte qui a supporté cent ans le poids de la vie, et la femme dévote et timide qui a succombé au moindre souffle du vent de la mort ; entre ces deux types tant aimés de moi, la force et la grâce, entre une sœur de Trenmor et une sœur de Sténio.

Francesca avait un amour prononcé pour l’astronomie. Elle avait fait des études profondes, et raillait un peu la passion de Maria pour les fleurs. On dit que lorsque la novice lui montrait le soir les embellissemens qu’elle avait faits au préau durant le jour, la vieille abbesse, levant sa main décharnée vers les étoiles, disait d’une voix toujours forte et assurée : Voilà mon parterre !

Je me suis plu à questionner les doyennes du couvent sur ce couple endormi, et à recueillir chaque jour des détails nouveaux sur deux existences qui vont bientôt rentrer dans la nuit de l’oubli.