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Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 7.djvu/146

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REVUE DES DEUX MONDES.

ces bouches muettes. Vous habitez là au milieu de la cité sainte du xie siècle. Cette foule de bienheureux vous regarde, vous homme d’un autre âge, qui pénétrez dans ce paradis du vieux dogme. S’ils savaient les langues humaines, ils vous demanderaient comme au pèlerin de Florence :

D’où viens-tu, toi qui nous ressembles si peu ?


Avec cela, cette architecture est bien loin d’avoir la grandeur de l’architecture du nord : elle ne porte pas dans les nues la pensée religieuse d’une race nouvelle ; elle est plutôt opprimée sous le poids de la théologie bysantine. Une décrépitude précoce s’y laisse apercevoir à travers ses dorures : elle a les graces ornées des pères de l’église grecque, non la sublimité sauvage du catholicisme d’Occident. Vous pensez à saint Chrysostome, à saint Basile, non pas à Tertullien, ni à saint Jérôme. Avant tout, Saint-Marc est l’église d’un peuple de matelots. Lorsque avec ses petits dômes, qui s’arrondissent l’un sur l’autre, on la voit du côté de la mer, elle donne l’idée d’une nef bénie qui entre à pleines voiles dans le port, chargée des chappes, des reliques, et des vases ciselés de Bysance. Près d’elle s’élève la tour de son clocher à ogives. Cette tour isolée porte les cloches et sonne les heures de la journée. Quant à la vieille église, elle est muette ; aucun bruit n’en sort pour marquer la succession du temps, ni le changement des heures ; elle ne connaît ni soir, ni matin, ni deuil, ni joie, ni glas, ni aubade : la cité sacrée du dogme ne connaît rien qu’une heure, celle de l’éternité.

À côté de Saint-Marc, le palais des doges est tout oriental ; ses galeries sont celles d’un palais arabe. Dans les ornemens des chapiteaux sont sculptés des plantes marines, des joueurs de mandoline et de viole, double emblème de l’histoire et du génie national de la ville aux cent îles. Les deux citernes qui sont creusées dans la cour font penser au désert. Venise n’a pas une seule source. À l’entrée des flots, elle est comme Palmyre au milieu des sables. D’ailleurs son palais des mille et une nuits se termine par une prison d’état. Le sénat habitait entre deux tortures continuelles : il avait sous ses pieds les cachots souterrains, et les plombs sur sa tête. Quand vous voyez pour la première fois, dans la salle du grand conseil de l’inquisition, rayonner autour des murailles les tableaux de Véronèse et de Tintoret, ces fêtes de la peinture, dans ces enceintes lugubres, vous émeuvent malgré vous ; car c’est au milieu de toute la splendeur d’une architecture à demi mauresque, au milieu des tableaux et des couleurs palpitantes de ces peintres, que cette aristocratie enfouissait ses mystères. Son gouvernement, qui fut une sorte de terreur