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VOYAGES D’UN SOLITAIRE.

negro. En général, quel temps faut-il pour que la petite comédie remplace la comédie divine ? c’est là, pour tout le monde, la vraie question.

ii.

Après Venise, je n’ai séjourné qu’à Ferrare. Pour arriver à la prison du Tasse, j’ai traversé une longue file de lits de malades dans l’hôpital Sainte-Anne. La prison est au fond d’une petite cour avec laquelle elle est de plain-pied. Une grêle épaisse était tombée dans l’intérieur, car une heure auparavant il avait fait un violent orage. La voûte de cette geôle est si basse, que, dans certains endroits, on a peine à s’y tenir debout. C’est là que le poète fut gardé sept ans comme une bête fauve de la ménagerie de la maison d’Est. Pendant ce temps-là, Eléonore, dans le château de Ferrare, écoutait les joueurs de luth ; elle souriait sous les orangers des villas, et pas une fois ses lèvres adorées ne s’ouvrirent pour demander la grâce de celui que l’amour rendait à moitié fou. Le dernier des ménestrels, il expia le long bonheur de ceux qui l’avaient précédé. Il avait été l’amusement des heureuses princesses de Ferrare ; mais quand il voulut prendre la vie au sérieux et que le baladin se souvint qu’il était immortel, il fut réputé fou de la meilleure foi du monde. L’insensé, en effet, qui livrait les trésors de son cœur au divertissement de ces jeunes femmes couronnées, et qui cherchait dans les fêtes de la renaissance la dévotion d’amour et la passion profonde des temps passés ! Il avait dans son cœur la passion de son Tancrède, et il croyait, lui seul, pouvoir réchauffer de son souffle cette société défunte. Il embrassait des fantômes sur son sein de poète, et il ne vit pas que le cœur des reines s’était glacé. Épris du moyen-âge, il apporta le cœur brûlant d’un ancien troubadour dans le tombeau orné de la féodalité. Il fut le Roméo d’une autre Juliette ; mais cette Juliette ne se ranima pas pour lui dans le sépulcre. Parce que les chevaux piaffaient dans la cour, parce que les jeunes filles souriaient comme avaient fait les châtelaines au temps des croisades, il crut que l’ancien amour vivait encore, et qu’un grand cœur battait au sein de cette société, sous la soie et les dorures. Le jour où il sentit qu’il se trompait, sa tête se brisa ; il essaya de rompre le charme d’une main tremblante, con una mano tremante : oh ! ce fut là une divine folie dont quelques-uns ont hérité même de nos jours ; mais ce fut une folie.

Après la prison du Tasse, je vis la maison d’Arioste. Un soleil brillant rayonnait dans la chambre de messir Lodovico. Un chat lustré ronflait sur le seuil. Des pigeons battaient de l’aile contre le vitrail de la fenêtre à ogive. À travers les portes des appartemens, j’entendis le vent