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qui soufflait et soupirait comme les fantômes émus de la fantaisie du poète. Son écritoire était sur une table. Je descendis dans le jardin. Il était alors tout en fleurs. J’y cueillis des œillets et des narcisses. Des papillons diaprés se posaient sur les gazons d’Espagne ; des poules gloussaient dans la cour. Tout annonçait la demeure d’un hôte heureux. Arioste n’était point tombé dans le piége où Tasse se laissa prendre. De bonne heure, il avait estimé ce qu’il valait, le simulacre qui l’entourait. Il n’aima pas ce qui ne pouvait aimer. Il prisa le moyen-âge juste autant que le cheval de Roland qui n’avait qu’un défaut, à savoir d’être mort. Il ne demanda pas aux reines des larmes qu’elles ne pouvaient pleurer, ni aux vivans un enthousiasme que les morts seuls possédaient. À la vieille cour de Charlemagne et d’Artus, il donna la frivole beauté de la cour de Ferrare. Il se fit des images pour s’en jouer ; et le premier, il sortit du sanctuaire de la foi antique avec un éclat de rire. À ce prix si cher, ses œillets fleurirent ; ses colombes légères vinrent boire sur le bord de sa coupe. Chaque année, le rossignol nicha dans les rosiers de son jardin, pendant que l’araignée suspendit sa toile à la prison du Tasse.

Il semble que dans toutes les époques qui ont été complètes, le rire et les larmes aient été ainsi mêlés, et que chaque siècle apporte avec lui deux grands masques, l’un comique, l’autre tragique. Chez les anciens Horace, Virgile ; au moyen-âge, Boccace, Dante ; après eux, Arioste, Tasse ; plus tard encore, Voltaire, Rousseau.

iii.

À Bologne, les Autrichiens bivouaquaient sur la place. Les canons étaient en batterie, les chevaux sellés. Des patrouilles gardaient les principaux débouchés de la ville. Cette image d’asservissement, qui me poursuivait depuis mon entrée en Lombardie, me fit horreur ; et vraiment, rien n’est plus laid que ces blonds lansknechts sous le soleil du midi. À Milan, j’avais déjà rencontré leurs sentinelles à tous les coins de rues. À Venise, j’avais entendu leurs canons dans la nuit, et j’avais vu leur drapeau sur Saint-Marc. En ce moment, je sentis que je haïssais l’Allemagne pour tout le mal qu’elle avait fait à l’Italie.

Oui, Albert, je connus alors la vieille haine accumulée par Dante, par Pétrarque, par Machiavel, et je désirai avec ardeur de voir un jour l’Italie marcher sur le cou de ces blêmes tudesques.

Autrefois, je te vantais leur génie ; tu te le rappelles ? Je voulais plonger jusqu’au fond dans le chaos de ces esprits de ténèbres, parce que je