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POÈTES ÉPIQUES.

aux flammes, l’arbitraire dans la tradition devient impossible, et personne ne nie aujourd’hui qu’il n’y en ait eu plusieurs de sauvés. Joignez à cela que le chant populaire ne se reforme pas systématiquement trois ou quatre cents ans après les événemens dont il s’inspire ; cet artifice est le contraire même de la nature. Les livres écrits se sacrifient en un moment ; il n’est besoin que d’un trait de plume, et voilà des interpolations, des omissions irréparables. Avec l’épopée chantée, il en est autrement. Pour la falsifier en un jour, il faudrait la conspiration de tout le monde sans que personne en fût instruit. Le chant populaire s’altère avec le temps de génération en génération ; il se développe, il se modifie, il s’atténue, il se transforme, il ne se recompose pas tout d’un coup et sciemment au profit d’un autre âge. Supposé même que cela fût, le corps des prêtres (que l’on fait au reste trop peu intervenir dans cette question) n’a pu perdre entièrement le souvenir du passé. Si le peuple romain eût voulu, à certains jours, façonner un poème systématique à son profit, qui doute que cette version mensongère n’eût été démentie par les pontifes ? Au moins elle n’eût jamais pris la place de leurs annales. Partout où le sacerdoce a été établi, la muse plébéienne n’a pu l’emporter en autorité sur la tradition des prêtres. Ceci est confirmé par l’exemple des Hébreux, des Égyptiens et du monde catholique. Au moyen-âge, les caractères d’Attila, de Charlemagne, ont été défigurés par la poésie populaire. Mais, au sein de l’ignorance de l’époque, qui, certes, équivaut à l’incendie du Capitole, la simple chronique des monastères a empêché dans le monde la confusion absolue de l’histoire et du poème. Ce que le magicien Turpin n’a pu sous les Carlovingiens, je doute qu’il l’eût pu davantage dans le grand cloître de la Rome patricienne.

D’ailleurs il n’est que trop visible qu’à force de l’exagérer, Niebuhr détruit lui-même son assertion. Il suppose que les poèmes héroïques de Romulus et de Numa existaient encore au temps d’Auguste ; c’était donc à l’insu de tout le siècle. Il croit aussi reconnaître dans la prose de Tite-Live des lambeaux de vers saturnins, et, après cela, des vestiges d’un mètre lyrique dont personne au monde ne connaît seulement les règles. Autant vaudrait dire que les œuvres de Pascal et de Bossuet sont les débris d’un vieux poème, sur ce fondement qu’il se trouve dans leur prose des lambeaux d’hémistiches.