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libre, on en peut évaluer le nombre et le dépérissement successif par les recensemens des hommes en état de porter les armes. La république comptait sept cent cinquante mille citoyens de dix-sept à soixante ans pendant le siècle où elle a vaincu Annibal, soumis la Gaule cisalpine, la Sicile et l’Espagne. La population libre était déjà moindre lorsqu’elle subjugua l’Illyrie, l’Épire, la Grèce, la Macédoine, l’Afrique et l’Asie mineure. Plus tard, l’empire s’étant accru de la Syrie, de la Palestine, de l’Égypte et des Gaules, le droit de cité était acquis à presque toute l’Italie, et cependant le recensement opéré par César ne donna plus que quatre cent cinquante mille citoyens de dix-sept à soixante ans[1]. Sur ce nombre trois cent vingt mille se trouvaient dans le plus complet dénuement. Ils n’en exerçaient pas moins les droits politiques attachés à leur qualité de citoyens romains. C’était un peuple de rois, comme il s’appelait lui-même, mais de rois à l’indigence, qui, après avoir décidé des affaires du monde, recevaient chaque jour de la charité publique une ration de pain, de viande, d’huile et de vin.

On s’étonne d’abord des grandes choses accomplies avec d’aussi faibles moyens. Mais cette poignée d’hommes, qu’on est tenté de prendre en pitié quand on la considère comme nation, serrée en légions sur le champ-de-bataille, formait une armée redoutable. Remarquons encore que soit bonheur, soit prudence, les Romains se heurtèrent rarement à des corps politiques résistans et fortement organisés, comme ceux qui se font équilibre dans l’Europe moderne.

Un autre Mémoire, non moins instructif, de M. Dureau de La Malle, concerne l’administration romaine en Italie et dans les provinces conquises pendant le dernier siècle de la république. Il nous montre d’une part la nation dominatrice, épuisée d’hommes, inhabile à produire, et affamée pour peu qu’un pirate intercepte les denrées qu’elle ne sait plus obtenir de son propre sol. Par un contraste frappant, les provinces sont écrasées de tributs énormes, frappées de réquisitions en milices, en vivres, en vaisseaux, sans défense contre l’avidité insatiable des Verrès et des Flaccus, et cependant elles réparent comme par enchantement tout ce que les vainqueurs dévorent en population et en richesses. C’est qu’un préjugé ordinaire aux peuples conquérans flétrissait à Rome tout autre travail que celui des armes. Les Romains demeurèrent constamment étrangers aux notions qu’on a de nos jours systématisées sous le nom d’économie politique. Ils ne comprenaient qu’un seul genre de spéculation,

  1. La France possède aujourd’hui environ neuf millions de citoyens de dix-sept à soixante ans, c’est-à-dire une force virile vingt fois plus grande que celle de l’empire romain au temps de César.