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L’ESPAGNE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.

appréciation des choses que l’infortune rend au génie en compensation de ce qu’elle lui ôte. Mais c’est surtout en se plaçant au point de vue espagnol qu’il convient de déplorer à jamais ce crime qui fut pour son auteur une immense faute, pour ses victimes une source inépuisable de calamités. Si l’on veut pénétrer l’origine des maux actuels de l’Espagne, il faut, en effet, remonter jusqu’à cette guerre de l’indépendance, toute légitime et toute glorieuse qu’elle pût être. Elle arrêta le mouvement des idées françaises dans leur application pratique, en n’en laissant dominer aux cortès de Cadix que la partie la plus théorique et la plus vague.

Cette lutte sanglante ne ranima pas sans doute le cadavre de l’antique Espagne, et ce ne fut pas l’ombre de ses grands justiciers qui apparut aux héroïques défenseurs de Saragosse ; mais elle donna aux masses populaires une prépondérance exorbitante, dont elles ont successivement abusé en faveur du pouvoir absolu et de l’anarchie ; elle inspira au clergé une opinion exagérée de son influence, et fit aux classes riches et lettrées, qui avaient été plus ou moins favorables aux Français, une sorte de position excentrique au sein de la nation. Elle eut surtout pour résultat de développer dans les populations rurales ces goûts d’héroïque vagabondage contre lesquels se débat depuis si long-temps la Péninsule.

La résistance avait été tout espagnole : un parti se prit à dire qu’elle avait été toute monarchique, parce que le nom de Ferdinand captif était prononcé avec amour ; un autre se prit à croire qu’elle avait été toute libérale, parce qu’elle avait eu lieu sous les cortès constituantes, et que le pacte de 1812 était sorti comme un éclatant météore de cette lutte acharnée contre le plus grand capitaine du siècle. Il faut oser le dire à l’Espagne : les souvenirs de la guerre de l’indépendance invoqués tour à tour dans le sens le plus opposé, n’ont guère eu d’autre résultat pour elle que d’inspirer à ses peuples un orgueil indicible et une haine de l’étranger, fort peu concordans avec les emprunts que leurs représentans lui avaient faits. Ce fut là surtout la véritable pierre d’achoppement. Tout imprégné qu’on était des maximes philosophiques et gouvernementales importées de France et d’Angleterre, on entendait avoir fait une œuvre bien véritablement espagnole, funeste persuasion à laquelle, plus qu’à toute autre cause, on doit les résurrections successives d’un code incohérent et inapplicable. Si l’on avait vu clairement combien peu on était original en cousant à la constitution de 91 quelques lambeaux de Bentham et quelques textes des Partidas, on ne se fût pas exalté pour cette œuvre en l’associant à des souvenirs plus glorieux et plus vivans qu’elle.

Les nations ont rarement deux chemins pour atteindre un but, et celui que Napoléon indiquait à Sainte-Hélène étant fermé pour l’Espagne, elle