Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 8.djvu/428

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
424
REVUE DES DEUX MONDES.

sa chandelle, et va répandre dans la maison que le no 13 est envahi par une troupe de gens mystérieux, indéfinissables, chevelus comme des sauvages, et où il n’est pas possible de reconnaître les hommes d’avec les femmes, les valets d’avec les maîtres. — Histrions ! dit gravement le chef de cuisine d’un air de mépris, et nous voilà stygmatisés, montrés au doigt, pris en horreur. Les dames anglaises que nous rencontrons dans les corridors rabattent leurs voiles sur leurs visages pudiques, et leurs majestueux époux se concertent pour nous demander pendant le souper une petite représentation de notre savoir-faire, moyennant une collecte raisonnable. C’est ici le lieu de te communiquer la remarque la plus scientifique que j’aie faite dans ma vie.

Les insulaires d’Albion apportent avec eux un fluide particulier que j’appellerai le fluide britannique, et au milieu duquel ils voyagent, aussi peu accessibles à l’atmosphère des régions qu’ils traversent que la souris au centre de la machine pneumatique. Ce n’est pas seulement grâce aux mille précautions dont ils s’environnent, qu’ils sont redevables de leur éternelle impassibilité. Ce n’est pas parce qu’ils ont trois paires de breeches, les unes sur les autres, qu’ils arrivent parfaitement secs et propres malgré la pluie et la fange ; ce n’est pas non plus parce qu’ils ont des perruques de laine, que leur frisure raide et métallique brave l’humidité ; ce n’est pas parce qu’ils marchent chargés chacun d’autant de pommade, de brosses et de savon, qu’il en faudrait pour adoniser tout un régiment de conscrits bas-bretons, qu’ils ont toujours la barbe fraîche et les ongles irréprochables. C’est parce que l’air extérieur n’a pas de prise sur eux ; c’est parce qu’ils marchent, boivent, dorment et mangent dans leur fluide, comme dans une cloche de cristal épaisse de vingt pieds, et au travers de laquelle ils regardent en pitié les cavaliers que le vent défrise, et les piétons dont la neige endommage la chaussure. Je me suis demandé, en regardant attentivement le crâne, la physionomie et l’attitude des cinquante Anglais des deux sexes qui chaque soir se renouvelaient autour des tables d’hôtes de la Suisse, quel pouvait être le but de tant de pèlerinages lointains, périlleux et difficiles, et je crois avoir fini par le découvrir, grâce au major que j’ai consulté assidûment sur cette matière. Voici : pour une Anglaise, le vrai but de la vie est de réussir à traverser les régions les plus élevées et