Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 8.djvu/484

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
480
REVUE DES DEUX MONDES.

études philologiques, constater la migration des peuples, mieux qu’on n’a jamais pu le faire par d’autres rapprochemens. « Car, comme le dit Rask, les lois, les mœurs, la religion changent ; la langue reste, et, pour apprendre à connaître l’origine d’un peuple, pour pénétrer dans un passé obscur où la tradition certaine nous manque, où l’histoire est souvent interrompue, il n’est pas de guide plus sûr que les langues[1]. »

Il n’y avait autrefois, dans la Scandinavie, qu’une seule langue, et elle s’étendait même à quelques parties de l’Angleterre. Plusieurs livres authentiques en font foi[2]. On l’appelait : langue danoise (dœnsk tungu), car alors le Danemark était le plus célèbre et le plus puissant des trois royaumes. Plus tard, quand il commença à perdre son influence, ou quand il s’écarta du dialecte primitif, la langue danoise s’appela langue du nord (norrœna[3] tungu ou norrœnt mal), et enfin, au xiie siècle, langue islandaise, car le danois, le suédois, avaient pris une autre direction, et la langue-mère, la vraie langue, se trouvait retranchée en Islande. Elle avait été transplantée dans cette nouvelle terre par une colonie de familles nobles qui la parlaient avec une sorte d’élégance, et qui craignaient de l’altérer. C’est ainsi qu’elle rejeta tout alliage étranger, toute locution nouvelle. C’était en Norwége la langue de tout le monde, ce fut en Islande une langue choisie et épurée. Qu’on se figure maintenant, sous le règne du petit-fils de Charlemagne, les premières familles de la Gaule, les premiers soldats qui prêtèrent, en langue romane, le serment que nous connaissons, jetés tout à coup sur une île ignorée au milieu de l’Océan, échappant à toute influence extérieure, et conservant avec un soin religieux les souvenirs traditionnels que leur ont transmis leurs pères, et la langue qu’ils ont appris à balbutier. Pendant ce temps, tout change dans le pays qu’ils ont quitté, notre histoire se renouvelle, notre langue se transforme. Celle de Corneille remplace celle de Villon, celle de Balzac ne ressemble pas à celle de Rousseau. Un jour nous abordons sur cette île habitée par des hommes issus de la même race que nous, et ils nous parlent une langue que nous n’entendons plus, et ils lisent des livres que nous ne pouvons comprendre. C’est la langue primitive de nos pères, ce sont les livres écrits il y a neuf siècles. Or, voilà précisément le phénomène philologique qui est arrivé en Islande, à l’égard du Dane-

  1. Undersoegelse om det gamle nordiske sprog.
  2. Tunga kom med theim hingat er ver kollum norrœna ok gekk su tunga um Saxland, Danmœrk, ok Svithiod, Noreg, ok um nokkurn hlute Einglands. — Ces hommes (les Ases) apportèrent avec eux la langue que nous appelons langue du nord, et elle se répandit en Saxe, en Danemark, en Suède, en Norwége, et dans quelques parties de l’Angleterre. Formmanna sœgur, tom. ii, pag. 412. Le même passage se trouve dans Rymbegla, troisième partie, ch. i.
  3. Ce mot signifiait à la fois langue du nord et langue norwégienne, mais on l’employait plus souvent dans la première acception.