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REVUE DES DEUX MONDES.

i.

Un des signes les plus caractéristiques du talent, à notre avis, ce qui est la marque d’un haut sentiment dans l’art, c’est l’individualité de la forme, c’est ce don que l’artiste tient de Dieu, qui brille dans toutes ses œuvres, soit gracieuses, soit sévères, soit douces, soit terribles, et qui fait que le spectateur ému s’écrie : Voilà Raphaël, Rubens, Michel-Ange, Rembrandt, sans avoir besoin de consulter un livre ou l’œil d’un savant. C’est cette signature qui se reconnaît dans les moindres choses, dans les moindres détails, dans un pli de vêtement et jusqu’au bout d’un ongle ; c’est elle qui fait les maîtres et qui mène à la postérité. Sans elle point de vraie gloire ; sans elle on n’est qu’élève et l’on rentre dans l’immense troupeau. L’individualité de la forme est, de nos jours, peu commune, et le partage d’un petit nombre. La civilisation, qui mêle de plus en plus les hommes, qui polit et efface les angles, ne contribue pas peu à la rendre rare. Cependant elle se remarque dans l’école française, et c’est une des manifestations les plus éclatantes du talent de M. E. Delacroix. À raison de ce signe précieux, nous le féliciterons d’avoir exposé sa puissante Bataille du pont de Taillebourg. En voyant, l’année dernière, son Saint Sébastien, ouvrage plein de délicatesse et de sensibilité, nous avions craint qu’il ne se détournât du sentier naturel qu’il avait suivi avec tant de constance et malgré les clameurs de tant de gens. Mais aujourd’hui M. Delacroix rentre avec éclat dans la manière de ses premières et sombres pages. Comme sentiment d’action, son tableau nous semble des plus remarquables. Le mouvement de la bataille du moyen-âge, de la bataille aux armures de fer, aux grands chevaux cuirassés et aux larges blessures, est on ne peut mieux exprimé ; c’est un duel de vingt mille hommes, où les coups retentissent comme sur une enclume, avec un tapage infernal ; l’encombrement du pont, le saint Louis exterminateur, le cheval éventré, le crâne fendu du soldat, le page criant après son maître renversé, et les efforts des hommes d’armes, accourant au secours, barbottant et hurlant dans l’onde, tout vous remue et vous secoue profondément. Coloriste, M. Delacroix nous semble avoir employé avec habileté les profondes ressources de sa palette ; ses tons sont riches et