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port entre les deux contrées, l’imagination de M. Biard nous y transporte aisément. Là, sur une grève orageuse, nous voyons un amas de chairs blanches, un amas de femmes et d’enfans nus, palpitans d’effroi au bord de l’onde salée ; et autour de cette chair de poisson, de cette marée humaine, une ronde de sauvages aux corps noirs et difformes, moitié singes et moitié hommes, dansant, hurlant, grimaçant, et le couteau dans les dents, s’apprêtant à dévorer tous ces restes effrayés du naufrage. Il est impossible de ne pas frissonner, de ne pas sentir ses cheveux dresser d’horreur, et cette peinture serait par trop épouvantable si le sentiment individuel de l’auteur n’y apparaissait, et n’en tempérait la crudité par la silhouette comique des figures, et l’allure grotesque des anthropophages. Sous ce point de vue, l’œuvre devient remarquable. L’alliance du grotesque et du terrible est possible ; et la rencontre, dans la nature même, d’un peuple féroce et risible à la fois, légitime la tentative et ouvre une percée profonde dans l’art. Puis l’exécution du tableau répond merveilleusement au sujet, et le peintre s’y montre hardi dessinateur et bon coloriste. On ne pouvait guère rendre avec plus de force et de vérité le ton des chairs nues et l’entortillement des membres des malheureux naufragés.

Le Duquesne obtenant la remise des prisonniers français pendant le bombardement d’Alger, du même artiste, se recommande à l’attention publique par des qualités moins énergiques, mais non moins belles de couleur et de composition. Cependant, bien que l’auteur soit homme d’assez de talent pour atteindre au sentiment noble et contenu d’une grande scène historique, on sent qu’il n’est pas là sur son terrain naturel, et que sa verve ne s’y déploie pas en toute liberté. Nous le retrouvons donc avec plus de plaisir dans les deux scènes comiques qu’il a tirées des mœurs bourgeoises de Paris, le Bain en famille et les Honneurs partagés.

L’une, c’est un honnête négociant qui descend gravement dans la rivière, le livre sous le bras et le parapluie à la main, tandis que son fils boit à triples gorgées l’eau de la Seine. L’autre, c’est une bonne femme faisant la révérence au militaire qui porte les armes à son mari. Ce dernier tableau surtout est charmant. Moins naïf et moins idéal que Charlet et Pigal, M. Biard est plus incisif et plus vrai. Charlet et Pigal sont évidemment les peintres du