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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 10.djvu/220

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REVUE DES DEUX MONDES.

chez tous les peuples. Depuis que je sais qu’il est permis à l’homme, sans dégrader sa raison, de peupler l’univers et de l’expliquer avec ses rêves, je vis tout entier dans la contemplation de l’univers ; et quand la vue des misères et des forfaits de la société brise mon cœur et soulève ma raison, je me rejette dans mes rêves, je me dis que puisque tous les hommes se sont entendus pour aimer l’œuvre divine, ils s’entendront aussi un jour pour s’aimer les uns les autres. Je m’imagine que, de père en fils, les éducations vont en se perfectionnant. Peut-être suis-je le premier ignorant qui ait deviné ce dont il n’avait aucune idée communiquée du dehors. Peut-être aussi que bien d’autres avant moi se sont inquiétés de ce qui se passait en eux-mêmes, et sont morts sans en trouver le premier mot. Pauvres gens que nous sommes ! ajoutait Patience, on ne nous défend ni l’excès du travail physique, ni celui du vin, ni aucune des débauches qui peuvent détruire notre intelligence. Il y a des gens qui paient cher le travail des bras, afin que les pauvres, pour satisfaire les besoins de leur famille, travaillent au-delà de leurs forces ; il y a des cabarets et d’autres lieux plus dangereux encore, où le gouvernement prélève, dit-on, ses bénéfices ; il y a aussi des prêtres qui montent en chaire pour nous dire ce que nous devons au seigneur de notre village, et jamais ce que notre seigneur nous doit. Il n’y a pas d’écoles où l’on nous enseigne nos droits, où l’on nous apprenne à distinguer nos vrais et honnêtes besoins des besoins honteux et funestes, où l’on nous dise enfin à quoi nous pouvons et devons penser quand nous avons sué tout le jour au profit d’autrui, et quand nous sommes assis le soir au seuil de nos cabanes à regarder les étoiles rouges sortir de l’horizon. »

Ainsi raisonnait Patience ; et croyez bien qu’en traduisant sa parole dans notre langue méthodique, je lui ôte toute sa grâce, toute sa verve et toute son énergie. Mais qui pourrait redire l’expression textuelle de Patience ? Son langage n’appartenait qu’à lui seul ; c’était un composé du vocabulaire borné, mais vigoureux, des paysans, et des métaphores les plus hardies des poètes, dont il enhardissait encore le tour poétique. À cet idiome mélangé, son esprit synthétique donnait l’ordre et la logique. Une incroyable abondance naturelle suppléait à la concision de l’expression propre. Il fallait voir quelle lutte téméraire sa volonté et sa convic-