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MAUPRAT.

suppliant de l’excuser si sa position précaire l’empêchait de les mieux recevoir, et leur faisant les honneurs de son dîner d’une manière splendide. Le pauvre greffier n’osa pas insister et fut forcé de dîner, quoique à demi mort. Ses confrères furent si complètement dupes de l’assurance de Mauprat, qu’ils burent et mangèrent gaiement en traitant le greffier de fou et de malhonnête. Ils sortirent de la Roche-Mauprat tous ivres, chantant les louanges du châtelain et raillant le greffier, qui tomba mort sur le seuil de sa maison en descendant de cheval. Ses huit garçons, l’orgueil et la force du vieux Mauprat, lui ressemblaient tous également par la vigueur physique, la brutalité des mœurs, et plus ou moins par la finesse et la méchanceté moqueuse. Il faut le dire, c’étaient de vrais coquins, capables de tout mal, et complètement idiots devant une noble idée ou devant un bon sentiment ; cependant il y avait en eux une sorte de bravoure désespérée, qui parfois n’était pas pour moi sans une apparence de grandeur. Mais il est temps que je vous parle de moi et que je vous raconte le développement de mon ame, au sein du bourbier immonde où il avait plu à Dieu de me plonger au sortir de mon berceau.

J’aurais tort si, pour forcer votre commisération à me suivre dans ces premières années de ma vie, je vous disais que je naquis avec une noble organisation, avec une ame pure et incorruptible. Quant à cela, monsieur, je n’en sais rien. Il n’y a peut-être pas d’ames incorruptibles, et peut-être qu’il y en a. C’est ce que ni vous ni personne ne saura jamais. C’est une grande question à résoudre que celle-ci. — Y a-t-il en nous des penchans invincibles, et l’éducation peut-elle les modifier seulement, ou les détruire ? — Moi je n’oserais prononcer, je ne suis ni métaphysicien, ni psychologue, ni philosophe ; mais j’ai eu une terrible vie, messieurs, et si j’étais législateur, je ferais arracher la langue ou couper le bras à celui qui oserait prêcher ou écrire que l’organisation des individus est fatale, et qu’on ne refait pas plus le caractère d’un homme que l’appétit d’un tigre. Dieu m’a préservé de le croire.

Tout ce que je puis vous dire, c’est que j’avais reçu de ma mère de bonnes notions, sans avoir peut-être naturellement ses bonnes qualités. Chez elle, j’étais déjà violent, mais d’une violence sombre et concentrée, aveugle et brutal dans la colère, méfiant jusqu’à la poltronnerie à l’approche du danger, hardi jusqu’à la folie quand