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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 10.djvu/24

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REVUE DES DEUX MONDES.

j’étais aux prises avec lui, c’est-à-dire à la fois timide et brave par amour de la vie. J’étais d’une opiniâtreté révoltante ; pourtant ma mère seule réussissait à me vaincre, et sans rien raisonner, car mon intelligence fut très tardive dans son développement, je lui obéissais comme à une sorte de nécessité magnétique. Avec ce seul ascendant dont je me souviens, et celui d’une autre femme, que j’ai subi par la suite, il y avait et il y a eu de quoi me mener à bien. Mais je perdis ma mère avant qu’elle eût pu m’enseigner sérieusement quelque chose, et quand je fus transplanté à la Roche-Mauprat, je ne pus éprouver pour le mal qui s’y faisait qu’une répulsion instinctive assez faible peut-être, si la peur ne s’y fût mêlée.

Mais je remercie le ciel du fond du cœur pour les mauvais traitemens dont j’y fus accablé, et surtout pour la haine que mon oncle Jean conçut pour moi. Mon malheur me préserva de l’indifférence en face du mal, et mes souffrances m’aidèrent à détester ceux qui le commettaient.

Ce Jean était certainement le plus détestable de sa race : depuis qu’une chute de cheval l’avait rendu contrefait, sa méchante humeur s’était développée en raison de l’impossibilité de faire autant de mal que ses compagnons. Obligé de rester au logis, quand les autres partaient pour leurs expéditions, car il ne pouvait monter à cheval, il n’avait de plaisir que lorsque le château recevait un de ces petits assauts inutiles, que la maréchaussée lui donnait quelquefois comme pour l’acquit de sa conscience. Retranché derrière un rempart en pierres de taille qu’il avait fait construire à sa guise, Jean, assis tranquillement auprès de sa coulevrine, effleurait de temps en temps un gendarme, et retrouvait tout à coup, disait-il, le sommeil et l’appétit que lui ôtait son inaction. Même il n’attendait pas les cas d’attaque pour grimper à sa chère plateforme, et là, accroupi comme un chat qui fait le guet, dès qu’il voyait un passant se montrer au loin sans faire de signal, il exerçait son adresse sur ce point de mire et le faisait rebrousser chemin. Il appelait cela donner un coup de balai sur la route.

Mon jeune âge me rendant incapable de suivre mes oncles à la chasse et à la maraude, Jean devint naturellement mon gardien et mon instituteur, c’est-à-dire mon geôlier et mon bourreau. Je ne vous raconterai pas les détails de cette infernale existence. Pen-