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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 10.djvu/246

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REVUE DES DEUX MONDES.

— Je le conçois ; l’un des deux vous est cher à juste titre. Mais évidemment, dans ce conflit, le danger ne serait pas pour M. de La Marche. — Il serait donc pour Bernard ! s’écria Edmée avec force. Eh bien ! j’aurais horreur de M. de La Marche, s’il provoquait en duel ce pauvre enfant, qui ne sait manier qu’un bâton ou une fronde. Comment de telles idées peuvent-elles vous venir, à vous, l’abbé ? Il faut que vous haïssiez bien ce malheureux Bernard ! Et moi, qui le ferais égorger par mon mari pour le remercier de m’avoir sauvée au péril de sa vie ! Non, non, je ne souffrirai ni qu’on le provoque, ni qu’on l’humilie, ni qu’on l’afflige. C’est mon cousin, c’est un Mauprat, c’est presque un frère. Je ne souffrirai pas qu’on le chasse de cette maison. J’en sortirai plutôt moi-même. — Voilà de très généreux sentimens, Edmée, répondit l’abbé. Mais avec quelle chaleur vous les exprimez ! J’en demeure confondu ; et si je ne craignais de vous offenser, je vous avouerais que cette sollicitude pour le jeune Mauprat me suggère une étrange pensée. — Eh bien ! dites-la donc, reprit Edmée avec une certaine brusquerie. — Je la dirai si vous l’exigez. C’est que vous semblez porter à ce jeune homme un plus vif intérêt qu’à M. de La Marche, et j’aurais aimé à rester dans la persuasion contraire.

— Lequel a le plus besoin de cet intérêt, mauvais chrétien ? dit Edmée en souriant ; n’est-ce pas le pécheur endurci dont les yeux n’ont pas vu la lumière ? — Mais enfin, Edmée, vous aimez M. de La Marche ? ne plaisantez pas, au nom du ciel ! — Si par aimer, répondit-elle d’un ton sérieux, vous entendez avoir confiance et amitié, j’aime M. de La Marche ; ou bien, si vous entendez avoir compassion et sollicitude, j’aime Bernard. Reste à savoir laquelle des deux affections est la plus vive. Cela vous regarde, l’abbé ; moi, je m’en inquiète peu ; car je sens que je n’aime qu’une personne avec passion, c’est mon père, et qu’une chose avec enthousiasme, c’est mon devoir. Je regretterai peut-être les soins et le dévouement du lieutenant-général ; je souffrirai du chagrin que je serai forcée de lui faire bientôt, en lui annonçant que je ne puis être sa femme ; mais cette nécessité ne me jettera dans aucune nuance du désespoir, parce que je sais que M. de La Marche se consolera aisément. Je ne plaisante pas, l’abbé ; M. de La Marche est un homme léger et un peu froid. — Si vous ne l’aimez pas plus que cela, tant mieux ; c’est une souffrance de moins parmi tant de souffrances ;