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souffre plus. Les gens du pays sont bons ; aucun besacier ne manque d’un gîte et d’un souper en faisant sa ronde ; les paysans lui chargent le dos de morceaux de pain, si bien qu’il peut nourrir volaille et pourceau dans la petite cahutte où il laisse un enfant ou une vieille parente pour soigner son bétail. Il y revient toutes les semaines passer deux ou trois jours à ne rien faire et à compter les pièces de deux sous qu’il a reçues. Cette pauvre monnaie lui sert souvent à satisfaire des besoins superflus que l’oisiveté engendre. Un métayer prend bien rarement du tabac ; beaucoup de mendians ne peuvent s’en passer et en demandent avec plus d’avidité que du pain. Ainsi, le mendiant n’est pas plus à plaindre que le travailleur ; mais il est corrompu et débauché, quand il n’est pas méchant et féroce, ce qui, du reste, est assez rare.

Voici donc ce qu’il faudrait faire, et l’abbé m’a dit que cela était l’avis de vos philosophes. Il faudrait que les personnes qui font comme vous beaucoup de charités particulières, les fissent sans consulter la fantaisie de celui qui demande, mais bien après avoir reconnu ses véritables besoins. Edmée m’objecta que cette connaissance-là lui serait impossible, qu’il y faudrait passer toutes ses journées, et abandonner M. le chevalier qui se fait vieux, et qui ne peut plus lire ni rien faire sans les yeux et la tête de sa fille. L’abbé aimait trop à s’instruire pour son compte, dans les livres des savans, pour avoir du temps de reste. — Voilà à quoi sert la belle science de la vertu, lui dis-je, elle fait qu’on oublie d’être vertueux. — Tu as bien raison, repartit Edmée, mais comment faire ? — Je promis d’y songer, et voilà ce que j’imaginai. Je me promenai tous les jours du côté des terres, au lieu de me promener comme d’habitude du côté des bois. Cela me coûta beaucoup ; j’aime à être seul, et partout, je fuyais l’homme, depuis tant d’années que je n’en sais plus le compte. Enfin, c’était un devoir, je le fis. J’approchai des maisons ; je m’enquis d’abord par-dessus la haie, et puis jusque dans l’intérieur des habitations, et comme par manière de conversation, de ce que je voulais savoir. D’abord on me reçut comme un chien perdu en temps de sécheresse, et je vis, avec un chagrin que j’eus bien de la peine à cacher, la haine et la méfiance sur toutes ces figures. Je n’avais pas voulu vivre avec les hommes, mais je les aimais ; je les savais plus malheureux que méchans ; j’avais passé tout mon temps à