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MAUPRAT.

gardait, de temps en temps, d’un air mécontent, comme pour me demander raison d’un si méchant gîte et d’un si pauvre feu.

Tout à coup, en jetant les yeux autour de moi, il me sembla que ma mémoire se réveillait. Le feu, après avoir fait crier le bois vert, envoya un jet de flamme dans la cheminée, et toute la chambre fut éclairée d’une lueur brillante, mais agitée, qui donnait aux objets une apparence douteuse et bizarre. Blaireau se releva, tourna le dos au feu, et s’assit entre mes jambes, comme s’il se fût attendu à quelque chose d’étrange et d’imprévu.

Je reconnus alors que ce lieu n’était autre que la chambre à coucher de mon grand-père Tristan, occupée depuis, pendant plusieurs années, par son fils aîné, le détestable Jean, mon plus cruel oppresseur, le plus fourbe et le plus lâche des coupe-jarrets. Je fus saisi d’un mouvement de terreur et de dégoût en reconnaissant les meubles et jusqu’au lit à colonnes enroulées, où mon grand-père avait rendu à Dieu son ame criminelle dans les tortures d’une lente agonie. Le fauteuil sur lequel j’étais assis était celui où Jean le Tors (comme il prenait plaisir, dans ses jours facétieux, à se nommer lui-même) s’asseyait pour méditer ses scélératesses ou pour rendre ses odieux arrêts. Je crus voir passer, en cet instant, les spectres de tous les Mauprat avec leurs mains sanglantes et leurs yeux hébétés par le vin. Je me levai, et j’allais céder à l’horreur que j’éprouvais en prenant la fuite, lorsque, tout à coup, je vis se dresser devant moi une figure si distincte, si reconnaissable, si différente, par toutes les apparences de la réalité, des chimères dont je venais d’être assiégé, que je retombai sur mon siége, tout baigné d’une sueur froide. Jean Mauprat était debout auprès du lit. Il venait d’en sortir, car il tenait encore un pan du rideau entr’ouvert. Il me sembla le même qu’autrefois, seulement il était encore plus maigre, plus pâle et plus hideux ; sa tête était rasée, et son corps enveloppé d’un suaire de couleur sombre. Il me lança un regard infernal ; un sourire haineux et méprisant effleura sa lèvre mince et flétrie. Il resta immobile, son œil étincelant attaché sur moi, et il semblait tout prêt à m’adresser la parole. J’étais convaincu, en cet instant, que ce que je voyais était un être vivant, un homme de chair et d’os ; il est donc incroyable que je me sentisse glacé d’une terreur aussi puérile. Mais je le nierais en vain, et je n’ai jamais pu ensuite me l’expliquer à