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quent, le fausset est sans timbre et voilé, et les sons de tête sortent péniblement. Enfin, pour épuiser toute critique, elle n’a de la vigueur que l’apparence, et de l’agilité, rien du tout, pas même l’apparence. Mais aussi, lorsque la musique l’aide et la soutient, lorsque les instrumens et les voix se combinent pour elle, que l’adagio commence, que l’orchestre assoupi la berce au lieu de l’étouffer, alors c’est une émission inouie, un goût irréprochable, une manière large, élevée et simple dont on n’avait pas eu d’exemple encore à l’Opéra français.

Duprez dit le récitatif avec un soin parfait, un charme qui vous émerveille. Cette forme indécise et flottante donne libre champ à certains artifices d’école qu’il possède au plus haut degré, et qui, dans le texte écrit, ne peuvent intervenir sans altérer la note, et travestir l’expression d’une manière intolérable. Ici au moins, on sent qu’il respire à son aise ; rien ne l’embarrasse plus, ni la tonalité, ni la mesure : il ralentit les mouvemens, selon qu’il lui convient, et sitôt qu’un trait l’inquiète, il le change. Il faut dire aussi que Duprez avait beau jeu avec les récitatifs de Guillaume Tell, qui, tout entiers conçus dans un système large et mélodieux, provoquent naturellement les beaux effets de style que sa voix affectionne. Duprez s’achemine ainsi à travers des adagio continuels, jusqu’à la cavatine. Là est son succès véritable, là son triomphe. Il chante la première partie de ce morceau avec un sentiment profond et digne de l’inspiration du grand maître ; puis, quand vient la strette, il se relève ; sa voix double de force, et le trait hardi et rapide, qu’il jette comme un pont merveilleux sur l’étonnante transition de sol-dièze en ut, ébranle toute la salle. Admirable secret d’un grand chanteur : nul ne s’aperçoit en ce moment qu’il ralentit la mesure, et cependant il fait comme toujours, il prend ses temps. Sa voix qui puise toute sa force dans la modération du mouvement, remplace alors la chaleur rhythmique par la puissance de l’émission.

Comme on le voit, Duprez appartient tout-à-fait à l’école italienne ; c’est au Conservatoire de Naples qu’il a pris sa manière large et simple de poser la voix, son intonation ferme et nette, son goût harmonieux, tout enfin, excepté l’agilité qu’on ne tient guère que de la nature. Et voilà ce qui, à défaut d’avantages sans nombre, constituerait encore l’immense supériorité de Rubini sur lui. En effet, toutes ces invectives excentriques lancées par boutade contre un système qui admet l’agilité comme un des moyens dramatiques les plus puissans, et qui a produit vingt chefs-d’œuvre à l’appui de cette théorie, toutes ces invectives, disons-nous, sont autant de plaisantes sornettes, bonnes à débiter lorsque l’on a le malheur d’être dépourvu tout-à-fait du sens de la mélodie ; on ne me fera jamais croire qu’un homme qui ne peut aborder ni Otello, ni Octave de Don Juan, ni Paolino du Matrimonio, soit un chanteur accompli. En aucune façon, l’expression dramatique ne supplée à l’agilité de la voix. Une chose remarquable, c’est la franchise avec laquelle Duprez est entré, dès le premier jour, dans une voie où nul n’avait encore mis le pied à l’Opéra. Il a senti que s’attacher à suivre la trace de Nourrit, c’était vouloir perdre sa peine et s’exposer à se trouver un beau jour nez à nez avec M. Lafont. D’ailleurs rien au monde ne l’appelait à cet emploi, ni sa