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LA PRESSE FRANÇAISE.

ils le sont par leur organisme. Pour que l’égalité fraternelle devînt possible et que la plus sainte parole du christianisme fût réalisable, il fallait enseigner que l’humanité n’est qu’une même chair et qu’un même sang, ici riches et vivaces, là souffrans et misérables : il fallait que le fort s’accoutumât à ne voir dans le faible qu’un membre de lui-même, et qu’il se portât à le secourir aussi naturellement que la main droite saine à la main gauche blessée. Au xiie siècle, on n’avait pas inventé le mot prétentieux de sociabilité, mais un sentiment vraiment social échauffait les grands cœurs.

Entre ces deux partis, Abélard joue le rôle d’un bel esprit sans croyances impérieuses, qui veut, avant tout, se faire une réputation sans partage et un système à lui seul. Il combat le réalisme par le nominalisme, et Aristote par Platon. Il fait de l’éclectisme. C’est ce dont M. Cousin ne veut aucunement convenir. « Il ne faut pas s’y tromper, dit-il (page 178), l’école que fonda Abélard n’est pas une école éclectique ; c’est même précisément tout le contraire. Le drapeau de l’éclectisme est ce grand mot de Leibnitz : tous les systèmes sont vrais en grande partie par ce qu’ils affirment ; ils sont faux par ce qu’ils nient. L’éclectisme, s’il est profond, doit donc être positif ; il doit emprunter aux écoles rivales toutes leurs parties positives, et ne leur laisser que leurs parties négatives, leurs contradictions et leurs querelles. L’éclectisme au xiie siècle, dans la querelle des universaux, eut consisté à discerner dans le nominalisme et le réalisme les vérités essentielles sur lesquelles ces deux systèmes reposaient, à les réunir et à les organiser dans le sein d’un système plus vaste. » Nous avouerons, en nous prosternant devant la grande ombre de Leibnitz, que nous ne comprenons pas plus son grand mot, que le commentaire qui prétend l’expliquer. D’abord nous ne voyons pas pourquoi la vérité résiderait plutôt dans l’affirmation que dans la négation ; il nous semble encore que les élémens positifs des systèmes opposés ne peuvent se combiner en aucune façon, par la raison fort simple qu’une chose est ou n’est pas. Mettons en présence les deux doctrines qui seront éternellement rivales : le spiritualisme et le matérialisme ; ou, pour rentrer dans l’école du xiie siècle, laissons aux prises les disciples de saint Anselme, et les sectateurs de Roscelin. — Il n’y a rien que d’individuel dans l’individu, affirment ces derniers ; et aussitôt les autres : — L’individu n’est qu’une partie d’un tout essentiellement identique. — Que peut faire l’éclectique entre ces deux affirmations inconciliables ? Rien de plus que ce que fit, Abélard. Il produira, non pas une explication nouvelle, mais un mot nouveau, il inventera le conceptualisme. « Les espèces et les genres, dit Abélard, sont des produits de l’esprit ; ce ne sont ni des mots, quoique des mots les expriment, ni des choses en dehors ou en dedans des individus ; ce sont des concep-