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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 10.djvu/513

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DU THÉÂTRE MODERNE EN FRANCE.

l’avoir lue ; à proprement parler, c’est vouloir une chose insensée. Et pourtant, il s’est rencontré de nos jours des hommes qui, au nom de la fantaisie, souveraine maîtresse de leur pensée, se sont arrogé le droit de traiter l’histoire comme un pays conquis, d’inscrire au front d’un siècle ou d’un roi des sentimens que le roi et le siècle n’avaient jamais connus. Ils ont cru que le génie tout entier se réduisait à l’apothéose du caprice, et ils se sont glorifiés dans leur ignorance, comme s’ils eussent aperçu, en fermant les yeux, une lumière divine. Il est évident pour tous les juges désintéressés que ces contempteurs de la vérité historique ne valent pas mieux que les continuateurs inintelligens de la tradition, ou les restituteurs patiens de la réalité.

La société contemporaine, c’est-à-dire le milieu même où vit le poète, est soumise à la loi d’interprétation, aussi bien que l’histoire. Les hommes et les choses d’aujourd’hui, aussi bien que les hommes et les choses d’autrefois, ont besoin, pour s’élever jusqu’à la beauté poétique, d’être agrandis, exagérés. Les évènemens qui s’accomplissent autour de nous, les caractères au développement desquels nous assistons, reproduits littéralement, ne sont et ne seront jamais que les élémens d’un poème dramatique. Mais pour combiner ces élémens, pour les ordonner selon les conditions de la poésie, il est indispensable de les interpréter, de changer leurs proportions individuelles. La société contemporaine a eu, comme l’histoire, ses poètes réalistes ; comme l’histoire, elle a été racontée sur la scène par des esprits mesquins, qui se croyaient inventeurs. Mais le présent ne pouvait, pas plus que le passé, satisfaire par lui-même, sans le secours de l’interprétation, aux conditions de la poésie. Il n’offrait que des héros de boudoir ou de cour d’assises, des chevaliers d’industrie ou des charlatans de tribune ; et quoique chacun de ces personnages, interprété par une imagination féconde, pût devenir un type poétique, il n’a pas été donné aux hommes les plus habiles dans l’art de dialoguer leurs souvenirs d’élever la réalité au rang de la poésie. Non-seulement en dialoguant leurs souvenirs, ils n’ont pas fait une œuvre poétique ; mais il est arrivé, ce qui était facile à prévoir, qu’ils sont demeurés fort au-dessous de leur modèle. Quoique résolus à l’imitation littérale, ils n’ont pu cependant conserver la réalité tout entière, et chacune de leurs omissions a diminué l’intérêt de leur