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décidé le nombre et la nature des épisodes qu’il admettra, il les coordonne et les met en bataille d’après une logique inflexible. Car il sait et il affirme en toute occasion, sinon explicitement, du moins par la marche de son œuvre, que les personnages nés de la seule fantaisie sont, aussi bien que les personnages historiques, appelés à l’accomplissement des lois qui régissent les facultés humaines. Ce que je dis des héros de Shakespeare, je puis le dire avec une égale franchise, avec une égale justice, des fables où ces héros sont engagés. Les programmes dramatiques de cet homme si profondément sage dans ses plus hardies singularités, si prévoyant et si sûr de lui-même dans ses plus impétueux caprices, ont la même complexité que ses héros. Mais ce serait bien mal comprendre et bien mal apprécier la construction savante de ces drames que d’y chercher et d’y voir l’intention exclusive d’exciter la curiosité et d’enchaîner l’attention par la rapide succession des incidens. Soumis à l’épreuve d’une dialectique impitoyable, il n’y a pas un de ces mille incidens qui ne soit, entre les mains du poète, un ressort utile ou nécessaire. Les moyens se multiplient, mais ne s’annulent jamais ; et c’est en cela précisément que consiste l’immense habileté de Shakespeare. Il pratique la volonté sur une échelle effrayante ; mais il ne perd jamais de vue un point quelconque de sa volonté pour se préoccuper étourdiment du point suivant. Ce qu’il a voulu, il le veut encore, quoiqu’il propose à son activité un but nouveau. Il embrasse de son regard un champ immense, mais il n’oublie pas les lignes du paysage que ses yeux ont déjà parcourues. Si donc il lui arrive d’ajouter à sa machine dramatique un rouage qui vous semble inutile, soyez sûrs que vous ne tarderez pas à être détrompés. La machine qui vous paraissait complète eût été impuissante à produire les effets résolus par l’auteur. Elle était tout ce qu’elle devait être pour réaliser vos prévisions ; mais pour réaliser celle du poète, elle attendait le surcroît de force qu’il vient de lui donner. Il lui arrive sans doute plus d’une fois d’abandonner la ligne directe et de décrire, avant de toucher le but, des sinuosités nombreuses ; mais chacun de ces détours, loin d’être une distraction puérile, prépare l’intelligence de l’auditoire à mieux comprendre le dénouement résolu.

Le dialogue de Shakespeare ne possède assurément pas l’évidente unité du dialogue de Sophocle. Étant donnés les héros et les