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HISTOIRE LITTÉRAIRE.

La reine, en effet, avait tout changé dans son gouvernement, excepté le général qui battait les ennemis de l’Angleterre ; et Marlborough, dont le parti était déchu du pouvoir, avait consenti sans peine à rester à la tête de l’armée. Mais là, contredit, surveillé, soupçonné, il éprouvait mille amertumes. Ses amis politiques cherchaient à le consoler, en exagérant ses services et l’ingratitude du pouvoir. L’ami du ministère, Swift, répondit, et n’épargna nulle vérité à l’avide et ambitieux Marlborough. Citons ce rare exemple d’une satire politique, dont le temps n’a pas émoussé la piquante ironie : vous y reconnaîtrez cette humour, cette gaieté originale et sérieuse que s’attribuent les Anglais. Swift prend au mot les whigs qui comparaient le duc de Marlborough aux plus grands généraux romains ; il suit le parallèle, en opposant au modeste appareil du triomphe antique les marques substantielles de reconnaissance qu’a recueillies Marlborough.

À Rome, dit-il, au plus haut point de sa grandeur, un général vainqueur, après l’entière soumission des ennemis, avait en récompense un triomphe, peut-être une statue dans le Forum, un bœuf pour le sacrifice, une robe brodée pour la cérémonie, une couronne de laurier, un trophée monumental avec des inscriptions. Quelquefois cinq cent ou mille médailles étaient frappées à l’occasion de la victoire, dépense qui, étant faite en l’honneur du général, doit, nous l’admettons, compter dans les frais ; enfin, quelquefois il avait un arc de triomphe. Voilà, autant que je puis me le rappeler, toutes les récompenses que recevait un général vainqueur, au retour de ses plus belles expéditions, après avoir conquis un royaume, traîné captifs le roi, sa famille et ses grands, fait du royaume une province romaine, ou du moins un état dépendant et humble allié de l’empire. Maintenant, de toutes ces récompenses, je n’en trouve que deux qui fussent un profit réel pour le général : la couronne de laurier, qui était faite et envoyée aux dépens du public, et la robe garnie. Encore je ne puis découvrir si cette dernière dépense était payée par le sénat ou par le général. Cependant je veux adopter l’opinion la plus large, et quant au reste, j’admets tous les frais du triomphe comme argent comptant dans la poche du général ; et, d’après ce calcul, nous allons établir deux comptes curieux, celui de la reconnaissance romaine et celui de l’ingratitude anglaise, et nous ferons la balance :