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lui et l’engager à se montrer. Il resta donc toujours caché et continua à attendre avec patience.

Tout à coup, au moment où les yeux fixés sur le vautour qui ne semblait plus qu’un point noir dans l’espace, il s’étonnait de sa longue immobilité, Speckbaker voit ce point se détacher du ciel, glisser dans les airs, grossir, se développer, et, prompt et bruyant comme la tempête, l’oiseau géant tombe sur la brebis qui paissait à quelque pas de l’endroit où se tenait l’enfant, la terrasse, enfonce dans sa laine et dans ses flancs ses serres puissantes et s’efforce de l’enlever. C’était le moment de se montrer. En deux bonds, l’agile montagnard s’élance de sa cachette sur le monstre, le saisit corps à corps, et en dépit de sa résistance il s’en fut rendu maître, si ses compagnons, qu’il appelait à grands cris, fussent arrivés à temps. Grace à sa force prodigieuse, à son bec et à ses ongles crochus, peu à peu le vautour se dégagea de l’étreinte de son ennemi ; mais en s’échappant, il laissa entre ses mains, comme un trophée, la moitié des plumes d’une de ses ailes, à laquelle s’était suspendu l’enfant tout sanglant, et qui, à demi enlevé de terre, ne pouvait cependant se résoudre à laisser échapper une si belle proie.

En grandissant, l’audace du jeune Speckbaker et sa passion pour la vie aventureuse s’accrurent encore. Armé d’une carabine et dans la compagnie de jeunes gens sans asile, et comme lui décidés à tout, chaque jour de sa vie était marqué par d’audacieuses entreprises de braconnage, souvent même par des scènes de rapine dont les ennemis naturels du Tyrol étaient, il est vrai, seuls victimes.

Les montagnes sauvages qui dominent le lac et la vallée d’Achen, et l’épaisse ceinture de forêts qui, du côté de l’Iserthal, sépare la Bavière du pays d’Inspruck, semblent en effet avoir été le théâtre de prédilection des exploits du Robin-Hood tyrolien. Non content de chasser le chamois sur les terres d’un peuple rival et souvent ennemi, Speckbaker voudra bientôt vivre à ses dépens. Il se rappelle, en dévastant les fermes et en pillant les habitations isolées de ces Bavarois qu’il hait, qu’au commencement du siècle son aïeul les a combattus.

« Dans mon enfance, nous dit-il dans un récit écrit de sa main, j’écoutais mon aïeul nous raconter ses combats d’autrefois, sous Maximilien Emmanuel ; il nous disait comment les Bavarois avaient été vaincus par les Tyroliens, et il me tardait de les vaincre un jour comme lui. » Le souvenir de ces récits enflammait sa jeune imagination, quand, en pleine paix, à la tête de quelques amis, il faisait de hardies incursions sur les terres bavaroises. Il trouvait de puissantes émotions dans ces scènes de rapine et de déprédation qui le faisaient mettre hors la loi par ceux qu’il traitait déjà en ennemis. Bientôt la présence continuelle du danger, le plaisir de braver un adversaire puissant et d’échapper à sa poursuite, exaltent encore ses passions sauvages, et peut-être va-t-il passer de la vie vagabonde au brigandage, et de déprédateur devenir meurtrier, quand tout à coup il est arrêté sur cette