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JOSEPH SPECKBAKER.

pente dangereuse par un de ces avertissemens du ciel que certaines ames savent seules comprendre. Un jour, dans la compagnie de quelques-uns de ces hommes sans aveu, qu’il appelle ses camarades, il va franchir encore une fois la frontière du Tyrol, quand le plus endurci de ces pillards, celui que les autres regardent comme leur chef, tombe raide mort à ses côtés, atteint de la balle d’un chasseur bavarois. Speckbaker songea d’abord à le venger ; mais bientôt rappelé à la raison par cet exemple terrible, qu’il regarde comme le juste châtiment d’une vie criminelle, il dit adieu à ses compagnons étonnés, qui n’osent cependant mettre en doute son courage, retourne tranquillement à sa maison, et dépose sa carabine qu’il fait serment de ne plus reprendre pour de pareilles entreprises.

Il tint parole. Désormais, retiré dans la vallée qui l’a vu naître, il y mène une vie paisible et exemplaire ; aussi ne tarde-t-il pas à être nommé inspecteur des salines de Hall, emploi que son père avait jadis exercé.

Speckbaker venait d’atteindre sa vingt-septième année quand il épousa Marie Schmeider, qui lui apporta en dot la petite propriété de Rinn et les châlets qui en dépendaient. Marie Schmeider était une femme de sens, de mœurs douces, et plus instruite que son mari. Elle voulut elle-même apprendre à lire et à écrire à Speckbaker, qui devint entre ses mains un écolier docile. Les amis de Speckbaker ne manquèrent pas de le railler sur ses nouveaux goûts. « Speckbaker veut devenir maître d’école, disaient-ils, lui qui n’a jamais pu entrer à l’école ! » Lui-même en riait avec eux, sans pour cela renoncer à l’étude, car il craignait bien plus les reproches de sa femme qu’il n’avait redouté autrefois les châtimens de ses pédagogues. À la longue, il vint à bout de sa difficile entreprise, et il ne tarda pas à recueillir la récompense de son application ; car, dans l’année qui suivit, il fut nommé membre du comité de jugement de son district, charge qui ressemble assez à celle de juge de paix. La métamorphose était grande, on le voit : le petit braconnier était devenu grave magistrat.

Speckbaker était marié depuis trois ans, et exerçait depuis quelques mois ses nouvelles et pacifiques fonctions, quand le contre-coup de la guerre que la France soutenait contre l’Europe se fit ressentir dans le Tyrol. On était arrivé à la fin de l’année 1797. Pendant le cours de cette année, les Tyroliens avaient vu avec étonnement de grandes armées autrichiennes traverser, à plusieurs reprises, leur pays, et aller s’abîmer dans les plaines de la Lombardie, où les attendait Bonaparte. Plus d’une fois les débris de ces armées s’étaient réfugiés en désordre dans les hautes vallées du Tyrol, plus d’une fois les fidèles habitans de ces vallées avaient recueilli les malades, soigné les blessés, et partagé avec les fuyards leur dernier morceau de pain. Plus tard, quand les Français avaient envahi les cercles italiens, quand leurs postes avancés avaient pénétré jusqu’à Trente et Lavis, et que le canon avait grondé sur l’Adige, ces braves montagnards, au bruit de l’orage qui se formait, avaient préparé leurs carabines et fait leurs provisions de balles et de