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Dans les premiers jours de mars, la neige qui couvrait les Alpes commença à fondre, et la température s’adoucit. Le 14, vers le milieu du jour, comme, à la faveur d’un brouillard épais, Speckbaker s’était aventuré hors de la caverne, et qu’il ramassait quelques rameaux de bois sec sur une des pentes voisines, une avalanche, se détachant du sommet de la montagne et tombant avec le fracas du tonnerre, l’enveloppa de sa masse mouvante avant qu’il eût pu songer à fuir, l’entraîna dans sa chute, et dans l’espace de quelques secondes le porta au fond de la vallée, à plus d’une demi-lieue de distance. Cette fois encore la Providence vint au secours du proscrit, car Speckbaker ne fut pas tué par une chute si effroyable. Cependant, comme il se relevait tout étourdi du coup, il sentit une vive douleur au haut de la cuisse, et en s’examinant, il s’aperçut qu’il avait la cuisse démise. Tout retour à la caverne lui était désormais interdit ; il lui eût été impossible d’y remonter. D’ailleurs, les souffrances horribles qu’il éprouvait ne lui laissaient que trop comprendre que maintenant il ne pouvait se passer du secours des hommes. Le malheureux se voyait dans la cruelle alternative de mourir d’une mort lente dans ces solitudes, succombant aux angoisses de la douleur ou de la faim, ou de gagner le hameau voisin, au risque de tomber entre les mains de ses ennemis. Speckbaker se décida à ce dernier parti. Il rassembla ce qui lui restait de forces, et s’appuyant sur un bâton, il se traîna avec des peines et des souffrances infinies au bas de la montagne, jusqu’à ce même châlet de Volgsberg, où, deux mois auparavant, il avait trouvé un asile avec sa femme et ses enfans. Il arriva à ce châlet vers les dix heures de la nuit, après sept heures de marches. L’ami qui déjà l’avait caché une fois, l’accueillit encore avec empressement ; il lui donna un lit, des alimens, et profita du reste de la nuit pour aller en toute hâte chercher un chirurgien aussi habile que discret, qui fit sur-le-champ la réduction du membre luxé. Comme il achevait l’opération, le jour commençait à poindre. Alors seulement Speckbaker put goûter un peu de repos. Il passa, couché dans un coin du châlet, toute la journée du 15 ; mais il n’était pas au bout de ses fatigues et de ses souffrances. Vers le soir, une patrouille bavaroise parut aux environs de Volgsberg ; ces soldats, d’un moment à l’autre, pouvaient entrer dans le châlet où Speckbaker était couché ; son départ fut décidé pour la nuit même.

Vers les neuf heures, quand les ténèbres furent profondes, et que tout parut tranquille dans la montagne, l’hôte de Speckbaker et Spielthenner, le chirurgien, sortirent avec précaution du châlet, et chargeant alternativement le malade sur leurs épaules, ils le portèrent, par des sentiers détournés et presque impraticables, au village de Rinn, où, comme nous l’avons vu, Speckbaker avait sa maison. Cette course fut pénible. Plus d’une fois les courageux amis du proscrit, pliant sous le fardeau, furent contraints de faire halte non loin des postes bavarois ; plus d’une fois, glissant sur une neige durcie par la gelée, ils furent sur le point de tomber dans les pré-