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JOSEPH SPECKBAKER.

cipices, ou bien, s’enfonçant jusqu’aux épaules dans des neiges nouvellement tombées, ils coururent le danger de s’abîmer et d’être ensevelis vivans. Enfin, après une marche de plusieurs heures et des fatigues inouies, ils arrivèrent à l’entrée d’un petit bois, sur la lisière duquel était bâti le châlet qui servait d’étable à la ferme de Speckbaker. Ils se glissèrent sous le fourré jusqu’à la porte de cette étable, l’ouvrirent sans bruit, et déposèrent le malade dans un coin, ayant soin de le bien cacher sous un tas de foin. La présence des Bavarois, qui occupaient le corps-de-logis principal de l’habitation de Speckbaker, à moins d’une portée de fusil de cette étable, obligeait le proscrit et ses amis à toutes ces précautions. Spielthenner et son compagnon n’osèrent même réveiller personne dans la maison, la nuit était fort avancée, ils serrèrent une dernière fois dans leurs bras leur cher Speckbaker, et le quittèrent, s’en remettant pour le reste à la Providence.

Vers les quatre heures du matin, George Zoppel, fidèle domestique de Speckbaker, venant donner du fourrage au bétail, entra dans l’étable.

Zoppel ! murmura son maître avec précaution.

Zoppel se signa et regarda autour de lui d’un air effrayé en reconnaissant cette voix qui semblait sortir des entrailles de la terre.

Zoppel ! répéta Speckbaker en écartant le foin qui le couvrait et en se montrant à son serviteur effrayé.

Cette fois le pauvre homme tomba à genoux, les mains jointes, croyant voir le spectre de son maître, et n’osa pas proférer une parole. Speckbaker cependant, l’eut bientôt détrompé et rassuré ; puis, tous deux avisèrent aux moyens d’échapper à la surveillance des Bavarois.

Grace aux ressources inventives du chef tyrolien, ce moyen fut bientôt trouvé. C’était de s’enterrer vivant. En conséquence, Speckbaker ordonna à Zoppel de creuser dans l’intérieur de l’étable, sous la place où se tenaient les bestiaux, un trou assez long et assez large pour recevoir le corps d’un homme. Quand cette fosse fut creusée, il s’y étendit, se fit recouvrir d’une couche de terre et de fumier d’un demi-pied d’épaisseur, ne laissant qu’une étroite ouverture à travers le fumier pour pouvoir respirer. Quand tout fut achevé, Zoppel se retira.

De la nuit du 15 mars au 2 mai suivant, c’est-à-dire pendant une période de plus de six semaines, Speckbaker, espèce de cadavre vivant, resta enterré dans cette fosse, ne pouvant changer ni de vêtement, ni de position et osant à peine faire renouveler le fumier qui l’entourait, et dont l’infection l’eût trahi. Chaque matin, son fidèle Zoppel lui apportait une petite provision de pain, d’œufs et de laitage pour le jour. Il déposait ces vivres à côté de son maître, dans le fumier, sans proférer une parole, et sortait. Les Bavarois étaient si voisins, et leur surveillance était si active, qu’un mot aurait pu perdre le proscrit. Pendant tout le temps que Speckbaker resta gisant dans l’étable, Zoppel n’osa pas faire savoir à Marie, sa femme, qui était alors rentrée dans sa maison avec ses enfans, que son cher époux était