Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/305

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
301
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

Delille ne rencontra qu’une fois (en 1803) Bonaparte, qui, dit-on, lui fit des avances et fut repoussé par un mot piquant. Ses biographies, sous la restauration, ont assez amplifié ce refus. Ce qu’il y a de certain, c’est que Delille, entouré d’un monde plutôt royaliste, resta en dehors de la faveur impériale. Sa femme, jalouse de l’ascendant qu’elle avait sur lui, ne contribuait pas peu à le tenir soigneusement à l’écart de la puissance nouvelle. Delille était faible et avait besoin d’être conduit. Cette influence domestique qui s’exerçait sur lui sans relâche, et qui parfois rabaissait son brillant talent à un usage presque mercenaire, ôtait quelque dignité à sa vieillesse. Il récitait des vers au Lycée pour dix louis : on l’avait pour son ramage, comme on a à la soirée un chanteur. Mais le prestige de la renommée et l’idée de génie rachetaient tout. S’il paraissait à l’Académie pour y réciter quelque morceau ; si, au Collége de France où M. Tissot le remplaçait, il revenait parfois faire une apparition annoncée à l’avance, et débiter quelque épisode harmonieux, les larmes et l’enthousiasme n’avaient plus de mesure : on le remportait dans son fauteuil, au milieu des trépignemens universels ; c’était Voltaire à la solennité d’Irène ; les adieux d’un chanteur idolâtré reçoivent moins de couronnes.

Ainsi il alla gardant et multipliant en quelque sorte ses graces incorrigibles jusque sous les rides[1]. Cette sémillante et spirituelle laideur devenait, à la longue, grandeur et majesté. Les critiques avaient cessé ; du moins elles se faisaient en conversation et ne s’imprimaient plus. La traduction de l’Énéide et le poème de l’Imagination étaient désignés pour les prix décennaux par des voix non suspectes. Il n’arrivait plus que des hommages. Vers 1809, un nouvel Art poétique par M. Viollet-le-Duc, petit poème dirigé contre les descriptifs, et qui n’atteignait Delille qu’indirectement et sans le nommer, parut presque un attentat.

Il mourut d’apoplexie dans la nuit du 1er au 2 mai 1813. Son corps resta exposé plusieurs jours au Collége de France, sur un lit de parade, la tête couronnée de laurier et le visage légèrement peint.

    vrage inédit de Charles Remard, libraire d’abord, puis bibliothécaire à Fontainebleau ; « M. Remard, dit-il, m’a communiqué un manuscrit de sa composition, intitulé : Supplément nécessaire aux œuvres de J. Delille, etc., dans lequel il met en évidence les emprunts innombrables qu’a faits ce poète à une foule d’auteurs qui ont traité avant lui les mêmes sujets. » L’inventaire, s’il est complet, serait en effet singulièrement curieux à connaître et guiderait utilement le lecteur dans ce véritable magasin de poésie.

  1. Expression de M. Villemain. Voir au Discours sur la Critique, premiers Mélanges, une des plus jolies pages qu’on ait écrites sur Delille.