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lui plaisait. Qu’irait-elle chercher ? L’inutilité de ses désirs, l’incertitude qui l’accablait, l’effrayèrent ; elle crut avoir eu un moment de folie ; elle courut à son piano, et voulut jouer son trio des masques, mais aux premiers accords elle fondit en larmes, et resta pensive et découragée.

iv.

Parmi les habitués de l’hôtel de Marsan se trouvait un jeune homme nommé Gilbert. Je sens, madame, qu’en vous parlant de lui, je touche ici à un point délicat, et je ne sais trop comment je m’en tirerai.

Il venait depuis six mois une ou deux fois par semaine chez la comtesse, et ce qu’il ressentait près d’elle ne doit peut-être pas s’appeler de l’amour. Quoi qu’on en dise, l’amour, c’est l’espérance ; et telle que ses amis la connaissaient, si Emmeline inspirait des désirs, sa conduite et son caractère n’étaient pas faits pour les enhardir. Jamais en présence de Mme de Marsan, Gilbert ne s’était adressé de question de ce genre. Elle lui plaisait par sa conversation, par ses manières de voir, par ses goûts, par son esprit, et par un peu de malice, qui est le hochet de l’esprit. Éloigné d’elle, un regard, un sourire, quelque beauté secrète entrevue, que sais-je ? mille souvenirs s’emparaient de lui et le poursuivaient incessamment, comme ces fragmens de mélodie dont on ne peut se débarrasser à la suite d’une soirée musicale ; mais, dès qu’il la voyait, il retrouvait le calme, et la facilité qu’il avait de la voir souvent l’empêchait peut-être de souhaiter davantage, car ce n’est quelquefois qu’en perdant ceux qu’on aime qu’on sent combien on les aimait.

En allant le soir chez Emmeline, on la trouvait presque toujours entourée ; Gilbert n’arrivait guère que vers dix heures, au moment où il y avait le plus de monde, et personne ne restait le dernier : on sortait ensemble à minuit, quelquefois plus tard, s’il s’était trouvé une histoire amusante en train. Il en résultait que, depuis six mois, malgré son assiduité chez la comtesse, Gilbert n’avait point eu de tête-à-tête avec elle. Il la connaissait cependant très-bien, et peut-être mieux que de plus intimes, soit par une pénétration naturelle, soit par un autre motif qu’il faut vous dire aussi. Il aimait la musique autant qu’elle ; et comme un goût dominant explique bien des choses, c’était par là qu’il la devinait : il y avait telle phrase d’une romance, tel passage d’un air italien qui était pour lui la clef d’un trésor : l’air achevé, il regardait Emmeline, et il était rare qu’il ne rencontrât pas ses yeux. S’agissait-il d’un livre nouveau ou d’une pièce repré-