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REVUE DES DEUX MONDES.

Le bruit des instrumens et le tumulte du bal leur donnant plus de liberté, la jeune fille commença à laisser comprendre à Gilbert qu’elle savait la cause du mal d’Emmeline. Elle parla des souffrances de sa sœur, et raconta ce qu’elle en avait vu ; pendant ce récit, Gilbert baissait la tête. Quand il la releva, une larme coulait sur sa joue. Sarah devint tout à coup tremblante ; ses beaux yeux bleus se troublèrent. « Vous l’aimez plus que je ne croyais, lui dit-elle. » De ce moment elle devint tout autre qu’elle ne s’était jamais montrée à lui ; elle lui avoua que depuis long-temps elle s’était aperçue de ce qui se passait, et que la froideur qu’elle lui avait témoignée venait de ce qu’elle n’avait cru voir en lui que la légèreté d’un homme du monde, qui fait la cour à toutes les femmes sans se soucier du mal qui en résulte. Elle parla en sœur et en amie, avec chaleur et avec franchise. L’accent de vérité qu’elle employa pour montrer à Gilbert la nécessité absolue de rendre le repos à la comtesse, le frappa plus que tout le reste ne l’avait pu faire, et, en un quart d’heure, il vit clair dans sa destinée.

On se préparait à danser le cotillon. « Asseyons-nous dans le cercle, dit Gilbert, nous nous dispenserons de figurer, et nous pourrons causer sans qu’on nous remarque. » Elle y consentit ; ils prirent place, et continuèrent à parler d’Emmeline. Cependant, de temps en temps, un valseur forçait Sarah de prendre part à la figure, et il fallait se lever pour tenir le bout d’une écharpe ou le bouquet et l’éventail. Gilbert restait alors sur sa chaise, perdu dans ses pensées, regardant sa belle partner sauter et sourire, les yeux encore humides. Elle revenait, et ils reprenaient leur triste entretien. Ce fut au bruit de ces valses allemandes qui avaient bercé les premiers jours de son amour, que Gilbert jura de partir et de l’oublier.

Lorsque l’heure de se retirer fut venue, ils se levèrent tous deux avec une sorte de solennité. « J’ai votre parole, dit la jeune fille, je compte sur vous pour sauver ma sœur ; et si vous partez, ajouta-t-elle en lui prenant la main sans songer qu’on pût l’observer, si vous partez, nous serons quelquefois deux à penser au pauvre voyageur. »

Ils se quittèrent sur cette parole, et Gilbert partit le lendemain.


Alfred de Musset.