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POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD.

s’empreignirent d’un servile esprit d’imitation. Au lieu de remonter à l’antiquité, les Russes s’arrêtèrent au siècle de Louis XIV ; au lieu de plonger d’un regard indépendant dans la nature et dans le cœur humain, ils les envisagèrent à peu près comme ces contrées lointaines dont on ne parle que sur la foi des hardis voyageurs qui les ont visitées. Quelques-uns toutefois résistèrent au torrent, et dans cette appréciation du caractère général de la littérature russe, qu’on trouvera sans doute bien sévère, il est juste de citer au moins leurs noms. Lomonosoff, contemporain de Pierre Ier et père de la poésie russe, montra dans ses odes et dans ses tragédies, où la forme lyrique domine encore, l’heureux emploi qu’on pouvait faire du slavon, véritable langue sacrée qui n’existe que dans la traduction de la Bible et dans les canons de l’Église ; en lui empruntant des formes, des images, des expressions, il rompt sans effort avec les habitudes prosaïques du langage vulgaire ; à des mots, traînés souvent dans la fange des plus vils discours, et qui, comme les monnaies livrées à une active circulation, perdent leur empreinte et leur valeur, il substitue des mots vierges de toute souillure, et dont l’antique énergie, souvent même la mystérieuse obscurité, soutiennent en quelque sorte le vol de sa pensée. Sous Catherine II naquit un grand poète, un poète toujours original, toujours lui dans ses écarts comme dans ses sauvages beautés, Derjavin. Ainsi que Lomonosoff, il chanta les merveilles du règne sous lequel il vivait, non en flatteur de cour qui se prosterne au pied du trône, mais en poète qui sent sa dignité, qui se place à côté de sa souveraine, et lui pose sur le front une couronne plus durable que son diadème impérial. Depuis ce grand homme, Ozeroff dans la tragédie, Dimitrieff, Krilow dans la fable, Joukowski dans l’ode et l’épître, ont acquis une gloire moins éclatante peut-être, mais plus populaire que la sienne. Cependant, chose bizarre au premier aspect, ils ont tous marché dans la carrière où leur maître les avait précédés, ils se sont tous illustrés comme poètes, et la Russie ne compte encore qu’un seul prosateur distingué, Karamsin, auteur d’une histoire nationale, que sa mort a laissée inachevée, mais qui, tout incomplète qu’elle est, peut se comparer aux grandes compositions des Robertson et des Gibbon. D’où vient cette abondance d’un côté, cette pénurie de l’autre ? Il est facile d’en déterminer la cause. Remarquons en effet qu’il faut au prosateur une indépendance à laquelle il ne saurait prétendre en Russie ; il faut que l’historien puisse aborder tous les faits, dévoiler toutes les turpitudes, stigmatiser tous les crimes ; il faut que du