Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/354

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
350
REVUE DES DEUX MONDES.

fond de son cabinet, le philosophe puisse émettre les idées les plus audacieuses sur la société, la religion, le gouvernement ; il faut que l’orateur ait une tribune retentissante, des voix pour l’attaquer, des voix pour l’applaudir ; il faut que les uns et les autres puissent s’adresser à un public sérieux, avide d’instruction, capable de recevoir et d’apprécier celle qu’on lui donne. Or, rien de tout cela n’existe en Russie. Là règne au contraire un souverain absolu, centre d’où tout rayonne, auquel tout aboutit ; mais le despotisme, quand il s’appuie sur la gloire et les arts, n’effraie pas les poètes ; je ne veux pour témoins qu’Horace et Virgile, Racine et Molière.

Avant de parler du poète Pouchkin, disons quelques mots de l’homme, de sa destinée et de son caractère ; cette destinée, comme celle de Byron, qu’il avait pris pour modèle dans sa conduite, a été long-temps errante et persécutée, long-temps pleine d’agitations et d’égaremens funestes à son bonheur, nécessaires peut-être au développement de son génie ; car, parmi les poètes, si les uns sont pareils à ces plantes délicates que brise le moindre souffle, auxquelles il faut constamment une onde pure qui les rafraîchisse, un soleil ami qui les réchauffe ; d’autres au contraire, et Pouchkin était de ce nombre, ressemblent à ces chênes puissans qui croissent au haut des montagnes et ont besoin des coups de la tempête, pour nous montrer combien leurs racines sont profondes et leur front inébranlable. D’ailleurs, ces agitations, ces égaremens, étaient l’inévitable résultat de l’opposition qui devait s’établir entre le pays où le sort avait jeté Pouchkin, entre la caste à laquelle il appartenait, et les instincts d’une nature indomptable. Ami fougueux de l’indépendance, passionné pour les institutions libérales qu’il aurait voulu transporter en Russie, passant avec une merveilleuse facilité du travail à l’inaction, du tumulte des orgies aux délices d’une paresse tout asiatique, incrédule nourri de la philosophie railleuse de Voltaire et du dévorant scepticisme de Byron, il devait rompre en visière à ces bienséances sociales que la haute aristocratie, russe respecte si scrupuleusement, à son adoration tout orientale pour la personne du souverain, à sa religion toute matérielle, tout hérissée d’abstinences et de pratiques monacales. Telle était la destinée de Pouchkin ; elle s’est accomplie. Né en 1799, et placé de bonne heure au lycée de Tzarkoe-Celo, il y débuta, dès l’âge de treize ans, par quelques poésies légères qui furent prônées avec exagération et recueillies sous le titre de Souvenirs de Tzarkoe-Celo. Ce succès d’écolier faillit lui devenir fatal. Il enflamma sa vanité, il égara sa jeune tête, et le détournant des études classiques