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POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD.

en traduire deux scènes qui donneront une idée assez complète de la manière de l’auteur ; l’une se passe dans le couvent où Grégoire médite déjà ses projets de fuite et de grandeur, l’autre entre ce même Grégoire, recueilli à la cour de Pologne, et Marina, fille d’un noble polonais, qu’il poursuit de ses vœux, mais qui, fière et ambitieuse, ne veut s’unir au prétendant que lorsqu’il aura ceint le bandeau de Monomaque et de Jean-le-Terrible.


Il fait nuit. Cellule dans le monastère de Tchoudow, 1603.
LE PÈRE PIMEN, GRÉGOIRE endormi.
Le père, écrivant auprès d’une lampe. — Encore un dernier récit, et ma chronique sera terminée, et, pauvre pécheur, j’aurai accompli la tâche que le Seigneur m’a imposée ; car ce n’est point en vain qu’il a prolongé les jours de mon existence terrestre, qu’il a éclairé mon esprit des rayons de la science. Un jour, quelque moine laborieux découvrira mon œuvre ignorée ; comme moi, il allumera sa lampe solitaire, il essuiera la poussière de ces feuillets usés, il transcrira pieusement les récits du passé, afin que nos descendans apprennent les travaux, la gloire, les vertus des anciens maîtres du pays, et que, baissant la tête aux pages sombres ou sanglantes de leur histoire, ils murmurent humblement une prière au Seigneur… Je touche au terme de ma carrière, et pourtant il me semble renaître à la vie quand je ressuscite ainsi le temps écoulé. Que son flot était rapide et orageux ! que de bruit ! que de tempêtes ! et voilà que tout est redevenu silencieux, immobile ; encore quelques figures qui se dressent dans ma pensée, encore quelques paroles qui retentissent dans mon oreille, et le reste est rentré dans le néant… mais le jour approche, ma lampe s’éteint ; encore un dernier récit !
Grégoire, se réveillant. — Toujours le même rêve ! Quoi ! pour la troisième fois ! Maudit rêve : et cependant le vieillard est toujours assis auprès de sa lampe ; il écrit encore, et la nuit touche à sa fin, sans qu’il ait un seul instant fermé la paupière. Qu’il est beau, avec sa face majestueuse et tranquille, quand, plongé dans les siècles passés, il les fait revivre sous sa plume ! Souvent j’ai voulu deviner le sujet de son histoire ; nous parle-t-il du sombre despotisme des Tatares, de la tyrannie de Jean-le-Terrible, du turbulent prophète de Nowgorod, des faits glorieux de nos ancêtres ? Je l’ignore, et ni son front élevé ni son regard impassible ne trahissent sa pensée intime ; son air est toujours le même, toujours calme et imposant ; ainsi le juge vieilli sur son siége voit d’un œil indifférent l’innocent et le coupable ; étranger à la pitié comme à la colère, il absout sans plaisir et condamne sans regret.
Le père. — Tu t’es réveillé, frère.
Grégoire. — Mon père, donne-moi ta bénédiction !
Le père. — Que le ciel te bénisse, mon fils, aujourd’hui comme demain et dans l’éternité !