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fils, qui ne devait point, hélas ! fermer sa paupière ! Anathème à l’infâme qui oserait troubler cette grande ombre du bruit de ses reproches insensés ! Gloire à Napoléon ! il a porté bien haut les destinées du peuple russe, et, du fond de son exil, il a légué au monde une impérissable liberté ! »

Comme nous l’avons dit en commençant, Pouchkin est, avant tout, un poète élégiaque et descriptif ; il n’était pas né pour le drame, et le seul qu’il ait fait prouve assez son défaut de vocation pour la scène. Boris Godounof n’est autre chose qu’un épisode de l’histoire russe, mis en dialogue, au lieu d’être mis en récit. On sait qu’après avoir assassiné son beau-frère, Fedor Iwanowitch, dernier souverain de la dynastie de Buric, et son fils le jeune Démétrius, Boris Godounof monta sur le trône et s’y maintint de 1598 à 1605 ; alors parut un moine, Grégoire Otrepief, qui, profitant de sa ressemblance avec Démétrius, s’enfuit de son couvent, se réfugia d’abord en Pologne, et bientôt, soutenu par cette puissance, se donna pour Démétrius échappé miraculeusement au fer des meurtriers. La haine qu’on portait à Boris favorisa les projets de l’imposteur, qui marcha sur Moscou, fit empoisonner son rival, et, reconnu par tous les boyards, s’assit sur un trône qu’une nouvelle révolution devait bientôt teindre de son sang. Tel est le sujet choisi par le poète : Il nous transporte d’abord dans le palais de Boris, où il nous fait assister aux sourdes menées des boyards, aux remords de l’usurpateur ; puis, dans le monastère de Tchoudow, où un moine ignoré s’apprête à venger Démétrius en prenant sa place ; à la cour de Pologne, sur les champs de bataille, où Grégoire triomphe et fuit tour à tour ; enfin dans la prison où languissent les enfans de Boris, victimes innocentes qui doivent expier le crime de leur père. On voit, par ce rapide exposé, que Pouchkin ne s’est nullement astreint aux unités de temps et de lieu, à ces règles classiques dont le rigoureux accomplissement caractérise la tragédie française au xviie siècle, et dont les premiers dramaturges russes, Kmajnin et Sonmarokow, avaient cherché à étayer leur faiblesse. Il a rejeté également loin de lui le moderne et brillant uniforme dont Racine et Voltaire habillent tous leurs héros, de quelque temps, de quelque pays, de quelque condition qu’ils puissent être. Son allure est plus libre et plus hardie, il passe brusquement de la prose au langage rhythmé, ne recule devant aucune trivialité, jette dans son dialogue des dictons populaires, et jusqu’à des jurons français et allemands.

Boris Godounof renferme de nombreuses beautés de détail, atteste une étude consciencieuse de l’histoire nationale. Nous allons