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POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD.
le bruit du lendemain va remplacer le bruit de la veille, et cependant Godounof…
Grégoire. — Eh ! que m’importe Godounof ? Qu’il me laisse votre amour, et qu’il garde son trône ! Qu’on m’exile au fond des steppes les plus désertes, qu’on me donne pour asile la plus misérable cabane, votre présence m’y tiendra lieu de sceptre et de palais.
Marina. — Rougissez, Démétrius, rougissez de ces indignes sentimens ; n’oubliez jamais le noble but auquel tendent tous vos efforts ; quand il s’agit de l’atteindre, tout le reste n’est rien ; sachez, d’ailleurs, que ma main n’appartient pas au jeune fou qu’aurait séduit ma beauté ; elle n’est solennellement promise qu’à l’héritier des tzars, qu’au prince qui doit la vie à un miracle, qui devra bientôt la couronne à son courage.
Grégoire. — Ô Marina ! ne parlez pas ainsi ; ne me dites pas que ce n’est pas Démétrius que vous aimez, mais que la couronne qu’il met à vos pieds, que le rang auquel il vous associe, sont les seuls objets de vos désirs et de votre ambition. Quoi ! si l’aveugle hasard ne m’avait pas jeté sur les marches sanglantes d’un trône, si je n’étais pas le fils de Jean, cet enfant malheureux que le monde, hélas ! a oublié depuis si longues années, vous ne m’aimeriez donc plus ?
Marina. — Je n’aime que vous, Démétrius, et vous ne pouvez pas changer votre nom et votre destinée.
Grégoire. — Eh bien ! arrière la feinte et l’hypocrisie ! Non, je ne veux pas partager avec un cadavre l’amante qu’il a seul le droit de posséder. Apprends donc toute la vérité ; apprends que ton Démétrius est mort, bien mort, et qu’il ne ressuscitera pas pour t’épouser. Quant à moi, veux-tu savoir qui je suis ? Mon histoire n’est pas longue, et je te la dirai volontiers. Je suis un malheureux moine que le cloître fatiguait, auquel une pensée hardie est venue un jour en tête, qui s’est échappé du couvent, s’est réfugié en Ukraine, a appris, parmi les Cosaques, l’art de manier un sabre et un cheval, puis a paru parmi vous, s’est proclamé Démétrius, et a trompé tes stupides Polonais. Eh bien ! orgueilleuse Marina, es-tu contente de mon aveu ? Tu gardes le silence ?
Marina, accablée.— Malheur et honte à moi !
Grégoire, à part. — Malheur aussi à moi ; car j’ai cédé comme un enfant au dépit qui m’animait ; un instant, peut-être, a suffi pour renverser tout l’échafaudage de ma grandeur ! (Tout haut.) Je le vois, tu rougis de mon amour ; eh bien ! mon sort est entre tes mains ; prononce ma sentence. (Il se jette à ses genoux.)
Marina. — Lève-toi, pauvre insensé ! me prends-tu pour une petite fille bien simple et bien naïve, dont la colère enfantine tombe devant ces vains témoignages de respect ; tu te trompes, ami ; j’ai vu à mes pieds des chevaliers et des comtes, et quand j’ai dédaigné leurs vœux, ce n’était pas pour qu’un moine vagabond…