crayon se brise ou que les couleurs se brouillent, ces livres, quelle que soit leur dimension, ont une valeur d’art supérieure, car ils sont en eux-mêmes complets. Je lisais l’autre jour, dans un recueil inédit de pensées : « La faculté poétique n’est autre chose que le don et l’art de produire chaque sentiment vrai, en fleur, selon sa mesure, depuis le lis royal et le dahlia jusqu’à la pâquerette. » Ce qui est dit là de la poésie à proprement parler, peut s’appliquer à toute œuvre créée et composée, où l’idée du beau se réfléchit. Eugène de Rothelin est certes un tableau de moindre dimension, et, si l’on veut, de moindre portée que Delphine ; mais c’est un chef-d’œuvre en son genre et dans sa mesure. Une petite rivière brillante, aux ondes perlées, encaissée à merveille, et courant sur un lit de sable fin sous une atmosphère transparente, a son prix, et comme beauté, à l’œil du peintre, elle est supérieure au fleuve plus large, mais inégal, brisé, et tout d’un coup vaseux ou brumeux. Si nous nous reportons aux maîtres, Jean-Jacques, voulant recommander pour les finesses de cœur la quatrième partie de sa Nouvelle Héloïse, n’a pas dédaigné de la rapprocher de la Princesse de Clèves[1], et il paraît envisager celle-ci comme modèle. Il avait raison de le croire, et aujourd’hui même, comme charme, sinon comme puissance, plus peut-être que la Nouvelle Héloïse, la Princesse de Clèves demeure. C’est ainsi qu’Eugène de Rothelin, Valérie et Adolphe sont des pièces d’une qualité et d’un prix fort au-dessus de leur volume. Valérie, au reste, par l’ordre des pensées et des sentimens, n’est inférieure à aucun roman de plus grande composition ; mais surtout elle a gardé, sans y songer, la proportion naturelle, l’unité véritable ; elle a, comme avait la personne de son auteur, le charme infini de l’ensemble.
Valérie a des côtés durables en même temps que des endroits de mode et déjà passés. Il y a eu dans le roman des talens très remarquables, qui n’ont eu que des succès viagers, et dont les productions, exaltées d’abord, se sont évanouies à quelques années de là. Mlle de Scudéry et Mme Cottin, malgré le grand esprit de l’une et le pathétique d’action de l’autre, sont tout-à-fait passées. Pas une œuvre d’elles qu’on puisse relire autrement que par curiosité, pour savoir les modes de la sensibilité de nos mères. Mme de Montolieu est encore ainsi : Caroline de Lichtfield, qui a tant charmé une première fois à quinze ans, ne peut se relire, pas plus que Claire d’Albe. Valérie, au contraire, a un coin durable et à jamais touchant ; c’est une
- ↑ Confessions, partie ii, liv. xi.