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de ces lectures qu’on peut se donner jusqu’à trois fois dans sa vie, aux différens âges.

La situation de ce roman est simple, la même que dans Werther : un jeune homme qui devient amoureux de la femme de son ami. Mais on sent ici, à travers le déguisement et l’idéal, une réalité particulière qui donne au récit une vie non empruntée. Werther se tuerait quand même il n’aimerait pas Charlotte ; il se tuerait pour l’infini, pour l’absolu, pour la nature ; Gustave ne meurt en effet que d’aimer Valérie. La naissance de cet amour, ses progrès, ce souffle de tous les sentimens purs qui y conspirent, remplissent à souhait toute la première moitié : des scènes variées, des images gracieuses, expriment et figurent avec bonheur cette situation d’un amour orageux et dévorant à côté d’une amitié innocente et qui ignore. Ainsi, quand à Venise, au bal de la Villa-Pisani, Gustave, qui n’y est pas allé, passant auprès d’un pavillon, entend la musique, et monté sur un grand vase de fleurs, atteint la fenêtre pour regarder, quand il assiste du dehors à la merveilleuse danse du shall dansée par Valérie, et qu’à la fin, enivré et hors de lui, à l’aspect de Valérie qui s’approche de la fenêtre, il colle sa lèvre sur le carreau que touche en dedans le bras de celle qu’il aime, il lui semble respirer des torrens de feu ; mais, elle, n’a rien senti, rien aperçu. Quel symbole plus parfait de leurs destinées, et de tant de destinées plus ou moins pareilles ! Une simple glace entre eux deux : d’un côté le feu brûlant, de l’autre l’affectueuse indifférence ! — Ainsi encore, quand, le jour de la fête de Valérie, le comte étant près de la gronder, Gustave envoie un jeune enfant lui souhaiter la fête et rappelle ainsi au comte de ne pas l’affliger ce jour-là, Valérie est touchée, elle embrasse l’enfant et le renvoie à Gustave, qui l’embrasse sur la joue au même endroit, et qui y trouve une larme : « Oui, Valérie, s’écrie-t-il en lui-même, tu ne peux m’envoyer, me donner que des larmes[1]. » Cette même idée de séparation et de deuil, cet anneau nuptial qu’il sent au doigt de Valérie dès qu’il lui tient la main, reparaît sous une nouvelle forme à chaque scène touchante.

  1. Cet enfant, innocent messager d’un baiser et d’une larme, rappelle une petite pièce du minnesinger allemand Hadloub, traduite par M. Marmier (Revue de Paris, 2 avril 1837), et ce fragment d’André Chénier, sans doute d’origine grecque : J’étais un jeune enfant qu’elle était grande et belle, etc., etc. Notons les nuances et les progrès de l’idée. Dans André Chénier, imitant quelque épigramme grecque, le seul sentiment exprimé est celui de la beauté superbe et des rivaux confus. Dans Hadloub, ce qui ressort, c’est surtout la douleur de l’amant respectueux et timide, dont les lèvres vont chercher les traces adorées ; l’amour chevaleresque, que couronnera Pétrarque, vient déjà d’éclore. Mais ils n’ont eu ni l’un ni