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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

être meilleur et plus habile que je ne le suis en effet. Je voudrais qu’on m’aimât à cause de mon mérite, et non à cause de ma souffrance.

— On t’aime à cause de l’un et de l’autre, s’écria Valerio ; mais peut-être que tous les hommes ne sont pas propres à se contenter de l’affection. Peut-être, sans le besoin d’être admiré, n’y aurait-il ni grands artistes ni chefs-d’œuvre. L’admiration des indifférens est une amitié dont on n’a que faire. On la trouve indispensable pourtant. Ce besoin est si étrange, qu’il faut bien qu’il serve à quelque chose dans les desseins de Dieu.

— Il sert à nous faire souffrir, et Dieu est souverainement injuste, dit Bartolomeo Bozza en se recouchant dans la barque avec une sorte de désespoir.

— Ne parle pas ainsi ! s’écria Valerio. Vois, mon pauvre camarade, comme la mer est belle là-bas sous l’horizon ! écoute, comme cette guitare qui passe soupire de doux accords ! Est-ce que tu n’as pas une maîtresse, Bartolomeo ? Est-ce que nous ne sommes pas tes amis ?

— Vous êtes des artistes, répondit Bozza, et je ne suis qu’un apprenti.

— Cela nous empêche-t-il de t’aimer ?

— Cela ne doit pas vous empêcher de m’aimer ; mais moi, cela m’empêche de vous aimer autant que je le ferais si j’étais votre égal.

— Pardieu ! à ce compte, je n’aimerais pas grand monde, dit Valerio, car je n’ai d’artiste que le titre, et je ne suis, à vrai dire, qu’un artisan. Tous ceux que je chéris sont au-dessus de moi, à commencer par mon frère, qui est mon maître. Mon père était un bon peintre ; Vecelli et Robusti sont des colosses devant lesquels je ne suis rien, et pourtant je les aime, et jamais je n’ai songé à souffrir de mon infériorité. Artistes ! artistes ! vous êtes tous les enfans de la même mère ; elle s’appelait Convoitise ! et vous tenez d’elle tous plus ou moins. C’est ce qui me console de n’être qu’un écervelé.

— Ne dites pas cela, Valerio, repartit le frère aîné. Si vous daigniez vous en donner la peine, vous seriez le premier mosaïste de votre temps ; votre nom effacerait celui du Rizzo, et le mien ne viendrait qu’à la suite du vôtre.

— J’en serais bien fâché. Par saint Théodose ! sois toujours le premier. Sainte fainéantise ! préserve-moi d’un si fâcheux honneur !

— Ne prononce pas ce blasphème, Valerio ; l’art est au-dessus de toutes les affections.