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— Quiconque aime l’art aime la gloire, ajouta Bozza, toujours triste et lugubre comme une grosse note de cuivre au milieu d’un chant joyeux et tendre, quiconque aime la gloire est prêt à lui tout sacrifier.

— Grand merci ! quant à moi, je ne lui sacrifierai jamais rien. Foin de la prostituée ! Et pourtant j’aime l’art, vous le savez, vous autres, bien qu’on m’accuse de n’aimer que le vin et les femmes. Il faut que je l’aime bien, puisque je lui sacrifie la moitié d’une vie que je me sens de force à consacrer tout entière au plaisir. Jamais je ne suis si heureux que quand je travaille. Quand je réussis, je ferais sauter mon bonnet par-dessus la grande tour de Saint-Marc. Si j’échoue, rien ne me décourage, et l’espèce de colère que j’éprouve contre moi est encore un plaisir, du genre de celui que procure un cheval rétif, une mer houleuse, un vin brûlant. Mais l’approbation d’autrui ne me stimule pas plus que ne le ferait un coup de bonnet des seigneurs Bianchini. Quand Francesco, cet autre moi-même, m’a dit : « Cela va bien, » je suis satisfait. Quand mon père, en regardant mon archange, souriait malgré lui ce matin, tout en fronçant le sourcil, j’étais heureux. À présent, que le procurateur-caissier dise que Dominique le rouge fait mieux que moi, tant pis pour le procurateur-caissier ; je ne pousserai pas la compassion jusqu’aux larmes. Que le bon peuple de Venise trouve que je n’ai pas mis assez de brique dans mes chairs et assez d’ocre dans mes draperies, evviva giumento ! Si tu n’étais pas si sot, tu ne me ferais pas tant rire, et ce serait dommage, car je ris de bon cœur !

— Heureuse, trois fois heureuse insouciance ! s’écria Francesco.

En devisant ainsi, ils se rapprochaient de la ville. Quand ils furent près de la rive : — Avant que je vous quitte, dit Valerio, il faut conclure. De quoi vous plaignez-vous ? Qu’exigez-vous de moi ? que je cesse de me divertir ? autant vaudrait empêcher l’eau de couler.

— Que tu te divertisses moins publiquement, répondit Francesco, et que tu renonces, pour quelque temps du moins, à ton atelier de San-Filippo. Tout cela peut être mal interprété. On demande déjà comment cette prodigieuse quantité d’arabesques que tu dessines, et de menus travaux auxquels tu te prêtes, peut se concilier avec le travail de la basilique. Si je ne connaissais ton activité infatigable, je n’y comprendrais rien moi-même ; et si je ne voyais par mes yeux avancer ta besogne, je ne croirais pas que deux ou trois heures de sommeil, après des nuits de plaisir et de bruit, puissent suffire à un ouvrier attaché tout le jour à un travail pénible. Empêche tes nom-