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REVUE LITTÉRAIRE.

Lucien. Le poète que le monde dédaigne et que sa maîtresse méconnaît se vengera doublement. Il entassera chef-d’œuvre sur chef-d’œuvre et million sur million. Il le veut ; il sera célèbre et il sera riche. Ce ne sera pas seulement le char triomphal du Tasse qu’il lui faudra, ce sera aussi la voiture anglaise splendide et confortable de M. Rotschild. Attache-t-il, du reste, à la fortune littéraire et à l’opulence un prix pareil ? On ne le dirait pas. Il semble plutôt qu’il ne souhaite si ardemment les palmes poétiques qu’afin d’obtenir par elles les billets de banque. Lucien est doué d’une forte volonté ; peut-être atteindra-t-il son double but. Mais il n’y a guère que le génie désintéressé qui remplisse complètement sa mission. Nous avons bien peur pour Lucien qu’il n’ait de la gloire comme des trésors que pendant sa vie, et qu’il ne laisse point à la postérité d’œuvre immortelle. Que Lucien pèse ces conseils, et que le romancier ne les dédaigne pas trop lui-même.


M. Arsène Houssaye a été modeste d’intituler son nouveau roman : Une Pécheresse. Il aurait fort bien pu mettre : Les Pécheresses. Ce n’est pas sur l’opposition du vice et de la vertu qu’il a compté pour ses effets. Il n’y a que des pécheurs dans son livre et surtout des pécheresses. Cloris, la plus honnête fille de l’histoire, quitte successivement la maison paternelle et le couvent pour suivre, par monts et par vaux, l’amant de sa sœur. Charlotte, l’épouse révoltée d’un garde-chasse quinteux et jaloux, passe quinze années à courir, sans beaucoup de succès, j’en conviens, mais avec toute la bonne volonté possible, après toutes les occasions imaginables de pécher. Marguerite a meilleure chance. Elle pèche à souhait ; puis elle tue l’enfant, fruit de sa faute, et va se noyer dans un étang. Il n’y a pas jusqu’à une certaine Isaure, réputée d’abord morte vierge et en odeur de sainteté, qui ne laisse son petit péché posthume, lequel consiste en une fille née d’elle en secret, qu’on voit apparaître vers le dénouement. Mais la grande pécheresse, la maîtresse, l’héroïne pécheresse, c’est Dafné. Celle-là ne se borne pas à pécher d’un bout à l’autre du roman avec le héros Théophile de Viau, le poète, elle pèche avec tout le monde, avec ceux qui veulent, comme avec ceux qui ne veulent pas. Dafné, c’est l’essence du péché ; c’est le péché incarné.

Au train de leurs débauches, Théophile et Dafné ont vite vieilli. L’âge et l’épuisement ont circonscrit leur libertinage et les contraignent de se rester fidèles l’un à l’autre ; mais Dafné se révolte contre les rides de son front, qui ralentissent chaque jour l’ardeur de Théophile. Pour rafraîchir sa beauté qui se fane, elle a recours à d’effroyables moyens. Vous ne l’aviez vue qu’effrénée et immonde, vous la verrez féroce et sanguinaire. La bacchante se fait vampire. Elle va sucer toutes les nuits le sang virginal d’une fille de quinze ans. Le poète a fortuitement découvert l’horrible cause des absences nocturnes de sa maîtresse. Indigné qu’il est, il veut écraser la tête de sa chère Dafné. Le regard tout-puissant de la pécheresse le fascine encore et le désarme. La cruelle sirène triomphera jusqu’à la fin. Il se laisse enlacer par elle. L’heure de leur suprême frénésie est venue. Ils tombent sur un lit de fleurs, où ils expirent en se tordant dans une dernière étreinte.

Il n’est pas impossible qu’en écrivant une Pécheresse M. Arsène Houssaye ait entrevu un but moral. Peut-être a-t-il voulu flétrir le vice en le peignant sous ses plus hideuses couleurs. Était-il nécessaire pourtant d’accumuler à cet effet tant de langage cynique et d’exemples d’impudicité ? La débauche énerve le corps, elle épuise la vie, elle étouffe l’ame ; c’est vrai, nous sa-