Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/602

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
598
REVUE DES DEUX MONDES.

veau d’or. Quoique baronnet, il n’avait pas cru déroger en se faisant commerçant et en gagnant, grâce au négoce, une demi-douzaine de millions.

Quand je le connus, sir Thomas, retiré des affaires, ne s’occupait plus d’économie domestique qu’avec son intendant et son cuisinier, et d’économie politique qu’en amateur. J’écrirais des volumes si je voulais raconter les longues conversations que nous avions sur son sujet favori, son hobby horse, le soir, non pas après boires, mais tout en buvant, car à Glasgow, comme dans tout autre ville du royaume uni, boire paraît le comble de la félicité humaine.

Sir Thomas connaissait parfaitement l’Écosse, Kitty l’avait promené dans toutes les baies, les golfes et les détroits, les firth et les forth de ce pays, qui est aussi bizarrement déchiqueté par les eaux, qu’une feuille de papier découpée par un enfant. Il avait remonté toutes les rivières navigables, suivi tous les canaux, à commencer par le roi des canaux, le Caledonian Canal ; il n’avait pas oublié un seul des lacs où Kitty, grâce à sa légèreté et à la finesse de sa taille, avait pu se glisser. Il avait aussi fait de nombreuses promenades aux îles, de l’île d’Arran aux Schetland-Isles. Il connaissait peut-être l’Écosse mieux que Chalmers, qui nous a cependant donné un si excellent dictionnaire de ce pays. Sir Thomas, il est vrai, avait fait presque tous ses voyages en dînant, en digérant, ou en dormant ; mais enfin il les avait faits, et je ne sais par quel miracle, tout en dormant, en dînant et en digérant, il avait beaucoup appris. Cette faculté d’observer au vol, et en s’occupant de tout autre chose, les Anglais la possèdent admirablement. Quand ils ont traversé le monde comme une balle ou un boulet, on est émerveillé de ce qu’ils ont vu au passage.

Un soir que, tout en promenant le carafon, nous causions économie politique et voyages : — Croiriez-vous, nous dit sir Thomas, qu’à quelques centaines de milles de Glasgow, et à soixante milles seulement de Long-Island, il existe un pays, fort bien peuplé eu égard à son étendue, un pays tel que celui qu’ont rêvé les utopistes, un pays où règne l’égalité absolue, où la loi agraire est mise tout naturellement à exécution. Les habitans ne se partagent pas les terres, il est vrai, mais se partagent par parts égales les produits des terres, et ce partage, exécuté dans toute sa rigueur, loin de les appauvrir, les rend tous vraiment riches, riches à leur manière, et ce qui est plus merveilleux, selon leurs désirs. Ce pays ignore l’usage de l’argent, n’a pas d’armée, et peut s’en passer, ne paie pas de taxes, et n’a ni rois, ni lois, et par conséquent ni magistrats, ni avocats, ni plaideurs, ni gens qui aient envie de plaider.

— Quel est donc ce pays fortuné ? m’écriai-je en interrompant l’énumération de tous ces avantages.

— Voyez-vous, dit sir Thomas en me montrant une carte d’Écosse, pendue à l’un des lambris de la salle, voyez-vous, là, à l’ouest des Hébrides, dans l’un des coins les moins fréquentés de la mer Atlantique, à cent quarante milles environ du continent, ce petit point noir auprès duquel on a écrit