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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

un vice. Oui, oui, disait-il en soupirant, l’homme qui dépense en vains plaisirs et en sottes parades le prix de ses sueurs, ne mérite pas d’avoir des amis, car il ne pourra pas les secourir au jour de leur détresse.

Aussi il fallait voir par quel zèle infatigable, par quels ingénieux dévouemens il réparait ses fautes passées. Il avait divisé son étroit logement en trois parties : l’atelier, le réfectoire et la chambre de Francesco. La nuit il dormait sur une natte dans le premier coin venu, le plus souvent sur la terrasse élevée de sa mansarde. Le jour il travaillait assiduement, et faisait faire des tableaux de mosaïque à ses apprentis, espérant toujours qu’un moment viendrait où les monumens de l’art ne seraient plus mis au rang des objets de luxe et de fantaisie. Il veillait seul au détail du ménage, et s’il laissait préparer le dîner à la femme de Ceccato, il ne souffrait pas du moins qu’elle se fatiguât à l’aller acheter. Il allait lui-même à la Pesceria, au marché aux herbes, dans les frittole, et on le voyait, couvert de sueur, traverser les rues sinueuses avec un panier sous sa robe. S’il rencontrait quelques-uns des jeunes patriciens qui avaient partagé autrefois ses amusemens et ses profusions, il les évitait avec soin, ou leur cachait obstinément sa pénurie, dans la crainte qu’ils ne lui envoyassent des secours dont la seule offre l’eût humilié. Il affectait de n’avoir rien perdu de sa gaieté ; mais ce rire forcé sur cette bouche flétrie, ces vifs regards dans des yeux brillans de fièvre et d’excitation, ne pouvaient tromper que des amitiés grossières ou des esprits préoccupés.

Un jour que Valerio traversait une de ces petites cours silencieuses et sombres qui servent de passage aux piétons et où cependant quatre personnes ne se rencontrent pas face à face en plein jour, il vit, auprès d’un mur humide, un homme qui cherchait à s’appuyer et qui tombait en défaillance. Il s’approcha de lui et le retint dans ses bras. Mais quelle fut sa surprise lorsqu’il reconnut, dans cet homme en haillons, exténué par la faim, et qu’il avait pris pour un mendiant, son ancien élève Bartolomeo Bozza !

— Il y a donc dans Venise, s’écria-t-il, des artistes plus malheureux que moi !

Il lui fit avaler à la hâte quelques gouttes de vin d’Istrie dont il avait une bouteille dans son panier ; puis il lui donna des figues sur lesquelles l’infortuné se jeta avec voracité, et qu’il dévora sans en ôter la peau. Lorsqu’il fut un peu apaisé, il reconnut l’homme charitable qui l’avait assisté. Un torrent de larmes s’échappa de ses