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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/694

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yeux ; mais Valerio ne put jamais savoir si c’était la honte, le remords ou la reconnaissance qui faisait couler ces pleurs, car le Bozza ne prononça pas une seule parole et s’efforça de fuir. Le bon Valerio le retint.

— Où vas-tu, malheureux ? lui dit-il ; ne vois-tu pas que tes forces ne sont pas revenues, et que tu vas tomber un peu plus loin dans quelques instans ? Je suis pauvre aussi et ne puis t’offrir de l’argent ; mais viens avec moi, tes anciens amis t’ouvriront leurs bras, et tant qu’il y aura une mesure de riz à San-Filippo, tu la partageras avec eux.

Il l’emmena donc, et le Bozza se laissa entraîner machinalement sans montrer ni joie, ni surprise.

xxi.

Francesco ne put se défendre d’un mouvement de répugnance lorsque le Bozza parut devant lui : il savait que ce jeune homme, honnête d’ailleurs et incapable d’une action basse, n’avait aucune bonté, aucune affection, aucun sentiment généreux dans le cœur. Toutes les voix de la tendresse et de la sympathie étaient dominées en lui par celle d’un orgueil farouche et d’une implacable ambition. Cependant, quand il sut dans quel état Valerio avait trouvé le Bozza, Francesco courut chercher une de ses paires de chausses et une de ses meilleures robes, et les lui offrit, tandis que son frère lui préparait un repas substantiel. Dès ce moment, le Bozza fit partie de l’indigente famille, qui, à force d’économie, d’ordre et de labeur, vivait encore honorablement à San-Filippo. Valerio ne regrettait pas sa peine ; et quand il voyait, le soir, toute son ancienne école réunie autour d’un repas modeste, son ame s’épanouissait encore à la joie, et il s’abandonnait à une douce effusion. Alors les yeux inquiets de Francesco rencontraient ceux du Bozza toujours pleins d’indifférence ou de dédain. Le Bozza ne comprenait rien à l’héroïque dévouement des Zuccati. Il comprenait si peu cette grandeur, qu’il l’attribuait à des motifs d’intérêt personnel, au dessein de fonder une école nouvelle, d’exploiter le travail de leurs apprentis, ou de les enchaîner d’avance par de tels services, qu’ils ne pussent passer à une école rivale. Ce que ses compagnons trouvaient à bon droit sublime, il le trouvait donc tout simplement habile.

Cependant la misère devenait menaçante de plus en plus. Les Zuccati étaient bien résolus à s’imposer les plus sévères privations avant d’avoir recours aux illustres maîtres dont ils possédaient